La réalité augmentée en pleine crise de "hype"

Par Sylvain Rolland  |   |  1374  mots
Les Google Glass, brièvement commercialisées, n'ont pas séduit le grand public, pas encore prêt pour la réalité augmentée. Les entreprises, elles, s'y mettent de plus en plus.
Malgré les progrès technologiques, le grand public boude toujours la réalité augmentée, qui semble mieux adaptée au BtoB. La faute au "cycle du hype" ?

Souvenez-vous : les Google Glass devaient changer nos vies. Dotées d'une caméra intégrée, d'un micro, d'un pavé tactile sur l'une de ses branches, de mini-écrans, d'écouteurs et d'un accès à internet par Wi-Fi ou Bluetooth, ces lunettes à la pointe de la technologie devaient permettre à l'homo modernicus d'entrer de plein pied dans le XXIe siècle, celui où même les hommes sont des objets connectés comme les autres.

Sur le papier, quelle révolution ! Avec les Google Glass, chacun peut téléphoner, projeter un plan interactif devant soi, faire une recherche sur Internet, le tout en marchant dans la rue. Google y a investi des centaines de millions de dollars... avant de mettre le projet en sommeil depuis l'an dernier. Trop chères (la première version a été brièvement commercialisée pour 1.499 dollars), trop encombrantes, peu d'applications... les Google Glass ont fait "pschiit". Le grand public n'était pas prêt.

Une technologie qui promet monts et merveilles...

Depuis qu'on a décrété, il y a environ cinq ans, que la réalité augmentée serait "the next big thing", l'explosion de ce secteur se fait toujours attendre. Ce qui n'empêche pas les experts et projectivistes de lui prédire des lendemains qui chantent.

En avril dernier, le cabinet Digi Capital estimait même qu'en 2020, le marché mondial de la réalité augmentée pèsera 120 milliards de dollars dans le monde. Et Xerfi note, dans une étude publiée ce vendredi, que la France pourrait se tailler la part du lion dans ce secteur où, miracle, l'Hexagone est en avance. L'institut a même identifié une trentaine de jeunes pousses "à fort potentiel" dans le pays, dégageant à elles seules 50 millions d'euros de chiffres d'affaires en 2014.

...mais qui semble plus adaptée au BtoB

Alors, qu'est-ce qui cloche aujourd'hui ? Pourquoi chacun ne se promène-t-il pas dans la rue avec son casque de réalité augmentée, n'est pas équipé d'une télévision 3D ou d'un smartphone avec capteur 3D?

Xerfi tente une réponse : la réalité augmentée est bel et bien une révolution... mais surtout pour les entreprises. "La baisse des coûts des technologies permettra aux entreprises clientes de dégager des gains de productivité en mettant en place des dispositifs innovants comme les lunettes de réalité augmentée", écrivent les spécialistes.

De nombreuses sociétés font déjà appel à cette technologie. Dans la santé, le tourisme, le bâtiment ou le marketing, de plus en plus d'entreprises estiment que la réalité augmentée peut stimuler les ventes et s'imposer comme un vecteur de communication. Airbus et Accenture, par exemple, utilisent des lunettes de réalité augmentée dans le cadre de l'installation des sièges passagers. Même Microsoft, qui pensait à l'origine toucher le grand public avec son casque de réalité augmentée, HoloLens, le destine désormais surtout aux entreprises.

Explosion dans le bâtiment

L'exemple du bâtiment illustre parfaitement à quel point la réalité augmentée peut contribuer à la transformation digitale d'un secteur. "Le marché de la réalité augmentée se cherche toujours mais il est en train de trouver un modèle économique dans le bâtiment", estime Valérie Cottereau, la présidente de la PME rennaise Artefacto.

L'entreprise a conçu un logiciel permettant de visualiser en 3D et en temps réel un bâtiment encore en projet. Alors que son chiffre d'affaires oscillait autour d'1,5 million d'euros depuis des années, il a explosé depuis deux ans et demi, passant à 3 millions d'euros en 2014.

"Il y a deux ans, certains nous regardaient encore avec des gros yeux lorsqu'on leur présentait notre logiciel 3D, raconte Valérie Cottereau. Aujourd'hui, non seulement l'effet « whaou » est passé, mais les constructeurs ont intégré les gains de productivité et de qualité permis par la réalité augmentée. Même les constructeurs de maisons individuelles commencent à s'y mettre. Quand on aura dépassé les derniers verrous technologiques, ça va exploser encore plus".

Problème d'image auprès du grand public

Si l'industrie et les services BtoB se convertissent peu à peu, le grand public est à la traîne. Seul le marché des jeux vidéos tire son épingle du jeu. Les géants de l'électronique grand public, comme Microsoft ou Sony, lanceront leur casque de réalité augmentée dès la fin de l'année pour démocratiser cette technologie auprès des particuliers. Avec de bonnes chances de succès à la clé.

Car à la différence des Google Glass, les gamers perçoivent l'intérêt de la réalité augmentée pour améliorer l'expérience de jeu. Ce qui n'est pas le cas avec les Google Glass. Trop intrusives, les lunettes de la firme californienne font peur. Elles interrogent sur le respect de la vie privée et sur le traitement des données à l'ère du big data et de la surveillance généralisée.

En fait, la réalité augmentée souffre toujours d'un problème d'image. Dans la perception du grand public, il s'agit surtout de gadgets à faible valeur ajoutée, et non d'une innovation disruptive. Le succès très modéré des télévisions 3D le prouve. Pas de chance: les interrogations sur l'impact de la télé 3D sur la santé, notamment celle des enfants et des adolescents, ralentissent encore son développement.

Et si la réalité augmentée était en plein "creux de la désillusion" dans le "cycle du hype" ?

Mais tout ceci ne devrait pas durer. Selon le cabinet Gartner, la réalité augmentée vit en ce moment une crise passagère, liée à des attentes trop haut placées. Après l'euphorie de la découverte vient toujours la déception, en attendant que la technologie rencontre sa réalité industrielle.

Les experts de Gartner appellent cela le "cycle du hype". Un peu comme les psychologues parlent des cinq phases du deuil (déni, colère, marchandage, dépression, acceptation), Gartner établit que chaque innovation technologique passe par cinq étapes avant d'être adoptée par tous.

La première est intitulée "Technology Trigger" ou "déclenchement technologique". L'émergence d'une innovation qui pourrait être révolutionnaire déclenche l'intérêt de la presse et donc, du grand public. C'est le cas, actuellement, des robots intelligents, de l'homme bionique ou de l'impression 3D d'organes.

La deuxième phase, dite "Peak of inflated expectations" ou «pic des attentes démesurées", représente l'apogée de ce fantasme collectif. Quelques premiers succès ont laissé penser que l'explosion est pour bientôt. C'est le cas actuellement pour les voitures autonomes, la traduction en direct ou l'Internet des objets. Cette phase ne dure pas longtemps.. puisque l'enthousiasme retombe tel un soufflet. C'est le "creux de la désillusion" ou "through of disillusionment". Il s'agit de la troisième phase, celle dans laquelle se trouve aujourd'hui la réalité augmentée et virtuelle, ainsi que l'impression 3D grand public.

Heureusement, la vie d'une technologie est faite de rebondissements. Après la désillusion vient alors la "pente de l'illumination". La technologie et ses bénéfices sont mieux compris. Des produits de seconde ou de troisième génération, mieux conçus, débarquent et rencontrent un certain succès. De plus en plus d'entreprises se convertissent à la technologie en question, même si certains n'y croient toujours pas. C'est le cas actuellement de l'impression 3D pour les entreprises et du contrôle gestuel.

Enfin, la cinquième et dernière phase est celle du "plateau de productivité" (plateau of productivity). Des années après son irruption, la technologie commence à être adoptée par le grand public. Les dernières innovations à avoir atteint ce plateau sont le PC et les tablettes à stylet.

Selon Gartner, la réalité augmentée devrait encore patienter entre 5 et 10 ans avant d'atteindre ce stade tant espéré. Encore un exemple qui montre que la patience est une vertu cardinale en économie.

* « La réalité augmentée et virtuelle ne sera pas l'eldorado de la high tech à court terme », Xerfi,110 pages, 28 août 2015.