Sécurité : l’inquiétante dérive vers la surveillance de masse

Par Sylvain Rolland  |   |  1430  mots
L'exécutif prépare de nouvelles lois sécuritaires qui visent à étendre les prérogatives des policiers et diminuer le contrôle judiciaire.
En plus de la révision constitutionnelle, le gouvernement prévoit un nouveau texte de loi pour étendre grandement les prérogatives du parquet et de la police en temps ordinaire. Un pas de plus vers la surveillance généralisée sous couvert de lutte contre le terrorisme ?

Il fallait s'y attendre. Comme Manuel Valls l'avait affirmé au moment de l'adoption de l'état d'urgence par l'Assemblée nationale, l'exécutif compte "tout faire" pour renforcer la sécurité des Français. Cela devrait passer, comme prévu, par une révision constitutionnelle. Mais aussi par deux nouveaux projets de lois hyper-sécuritaires, portés du bout des lèvres par la ministre de la Justice, Christiane Taubira. En voulant assurer la protection des Français, ces deux lois pourraient porter un sacré coup de canif aux libertés individuelles dans la patrie des Droits de l'homme.

Selon le journal Le Monde, le premier texte se chargera d'organiser les modalités de "sortie en escalier" de l'état d'urgence. Traduction : prolonger certaines mesures relevant de l'état d'urgence, notamment en ce qui concerne les pouvoirs de la police et du parquet, pour revenir à la normale "en douceur".

Le second texte visera quant à lui à élargir considérablement les pouvoirs de la police et du parquet en temps ordinaire. Dans certains cas, cela revient à doter les enquêteurs de prérogatives très proches de celles dont ils disposent pendant l'état d'urgence.

S'il est probable que certaines propositions avancées dans ce deuxième texte ne figureront pas dans le texte final, prévu au premier trimestre 2016, ou qu'elles pourraient être remodelées lors de la navette parlementaire, d'autres aussi pourraient s'ajouter en cours de route. Quoi qu'il en soit, la volonté du gouvernement est claire : faciliter grandement le travail de la police en s'embarrassant le moins possible des contraintes judiciaires... et du respect des libertés individuelles.

Des perquisitions facilitées

Quatre mesures sur les douze envisagées par le gouvernement concernent l'assouplissement des perquisitions administratives. Alors qu'elles doivent normalement débuter entre 6h et 19h, les perquisitions pourront aussi être effectuées la nuit. Un délit d'obstruction à la perquisition administrative sera créé, sans qu'on connaisse pour l'heure la sévérité des sanctions. En outre, les policiers pourront saisir tout objet ou document dans le cadre de la perquisition, sans contrôle du procureur.

Des mesures jugées "extrêmement invasives" par Agnès de Cornulier, la coordinatrice de l'analyse juridique et politique de La Quadrature du Net, une association de défense des libertés.

"Cette nouvelle loi poursuit la destruction du pouvoir judiciaire à l'œuvre depuis la loi antiterroriste de novembre 2014, la loi renseignement de juillet 2015 et les premières lois post-attentats du 13 novembre. L'institution est déshabillée au profit de la police, c'est un coup très grave porté à la séparation des pouvoirs. Donner tant de prérogatives aux forces de l'ordre, sans contrôle judiciaire, dans un contexte hors état d'urgence, ouvre grand la porte vers un Etat policier", estime-t-elle.

Pour faciliter les enquêtes, le projet de loi prévoit également la possibilité de poser des micros dans les domiciles dans le cadre d'une enquête préliminaire. Et l'alignement des pouvoirs accordés lors d'une enquête de flagrance (lorsque le flagrant délit est établi) sur ceux en vigueur lors des enquêtes préliminaires. Concrètement, cela signifie que les enquêteurs pourront perquisitionner sans l'accord de la personne visée dès le stade de l'enquête préliminaire, alors que c'était impossible auparavant.

Recourir à tout l'éventail des techniques du renseignement

Dans son discours exceptionnel devant le Congrès réuni à Versailles, le 17 novembre, François Hollande avait annoncé la couleur. "Il faudra renforcer substantiellement les moyens de la justice et des forces de sécurité », en permettant aux services d'enquête de recourir à « tout l'éventail des techniques et renseignement qu'offrent les nouvelles technologies et dont l'utilisation est autorisée par la loi renseignement", avait-il affirmé.

Si ces propositions ne reprennent pas l'intégralité de cet éventail, il faut noter que le projet de loi vise à permettre, dans le cadre des enquêtes des policiers, l'interconnexion globale de tous les fichiers, notamment ceux, très fournis, de la Sécurité Sociale. Autrement dit, les policiers pourront recouper très facilement toutes les informations qui existent sur vous. Les défenseurs de la vie privée y voient le premier pas vers un grand fichier de police unique, très pratique pour installer une surveillance de masse.

Big Brother hors état d'urgence ?

Le texte prévoit aussi l'élargissement des possibilités de surveillance dans les lieux publics, et le recours aux IMSI-catchers -ces fausses antenne-relais qui espionnent les téléphones- sans contrôle judiciaire.

Jusqu'à présent, les IMSI-catchers étaient utilisés, d'abord de manière illégale, puis de manière légale depuis que la loi Renseignement a été votée, dans le cadre de la surveillance des services secrets. Très invasifs, ils permettent de recueillir énormément de données car ils captent tous les téléphones portables situés dans leur rayon d'action. Si cette mesure était votée, elle irait plus loin que la loi renseignement, qui prévoit que le recours aux IMSI-catchers doit être validé par un avis favorable de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement.

Pas de précision supplémentaire sur l'élargissement de la surveillance dans les lieux publics. Toutefois, les experts estiment qu' "élargir les possibilités de surveillance" pourrait signifier recourir à de nouvelles techniques, comme la géolocalisation à grande échelle ou la reconnaissance faciale, et multiplier le nombre de caméras de vidéosurveillance.

De leur côté, les policiers bénéficieront d'un assouplissement du régime de la légitime défense. Juste avant les attentats, le ministre de l'Intérieur, Bernard Cazeneuve, avait proposé, lors du congrès du syndicat de police Alliance, que les policiers puissent faire usage de leur arme face aux "forcenés qui tuent en série".

Nicolas Sarkozy voulait aller encore plus loin. Le 3 novembre, le patron des Républicains a annoncé vouloir créer une "présomption de légitime défense", c'est-à-dire autoriser un policier à tirer "si le délinquant a une arme et qu'il refuse de la poser". La proposition avait déjà été lancée par Marine Le Pen, en 2012. A l'époque, Claude Guéant, le ministre de l'Intérieur, l'avait écartée au motif qu' "on ne peut pas donner aux policiers un permis de tuer".

Quid de la CNIL et du droit européen ?

Le gouvernement a-t-il organisé la fuite de ces informations auprès du journal Le Monde pour tâter le terrain, quitte à reculer par la suite sur certaines mesures ? C'est possible, tant certaines idées semblent aller à contre-courant de la législation européenne et de la loi Informatique et Libertés garantissant le respect de la vie privée.

L'installation systématique de GPS sur les voitures de location, par exemple, risque de se transformer en casse-tête juridique. On comprend bien l'intention du gouvernement : puisque des voitures de locations ont été utilisées dans la logistique des carnages du 13 novembre, Manuel Valls et François Hollande veulent rassurer les Français en forçant les loueurs à géolocaliser leurs véhicules.

Mais selon l'avocat Fabrice Naftalski, spécialiste du droit sur la protection des données chez EY Société d'Avocats, "sa faisabilité juridique" pose question :

"Les dispositifs de géolocalisation sont encadrés par la loi Informatique et Libertés. Leur utilisation implique le consentement préalable de la personne concernée. En juillet 2014, la CNIL a même sanctionné un loueur de véhicules qui utilisait la géolocalisation permanente pour lutter contre la non-restitution ou le vol des véhicules, car elle estimait que c'était excessif".

On peut également se poser la question de la pertinence d'un tel dispositif. Surveiller les véhicules de location n'empêchera pas les terroristes de voler des voitures -comme lors des attentats de janvier dernier- ou d'utiliser leurs propres véhicules.

Une autre mesure très problématique sur le plan du droit est l'injonction faite aux opérateurs téléphoniques de conserver les fadettes pendant deux ans. Cette idée irait à contresens de l'arrêt Digital Rights de la Cour de justice européenne (CJUE), en 2014. Il imposait justement la réduction de la durée de conservation des données personnelles détenues par les opérateurs télécoms. Les Etats membres sont donc tenus de se mettre en conformité avec cette décision, qui a été renforcée par l'arrêt Schrems d'octobre 2015, à l'origine de l'annulation du traité transatlantique Safe Harbor sur le transfert des données.