Pourquoi et comment les chaînes françaises misent sur les programmes originaux ?

Par Pascale Paoli-Lebailly  |   |  1180  mots
Clive Standen et Marie-Josée Croze en tournage à Casablanca après Abu Dhabi @Roger ARPAJOU / LINCOLN TV (Crédits : DR)
SÉRIE D'ÉTÉ - Contenus TV 1/4 | Dans un marché de la télévision qui se transforme à grande vitesse sous la poussée des plateformes OTT de type Netflix ou Amazon Prime Video, les groupes de télévision traditionnels cherchent la bonne parade. La création originale a le vent en poupe. Sur les 5,4 milliards d’euros en contenus investis en 2018 par France Télévisions, Canal+, TF1, M6 et Orange, 40 % sont consacrés aux inédits.

Montée en puissance des productions locales, partenariats internationaux et exclusivités des droits : pour concurrencer Netflix et ses cinq millions d'abonnés, et demain Disney + ou Apple+, les chaînes françaises misent sur la production originale.

Selon une étude publiée par le cabinet d'études Ampere Analysis à Londres, les cinq acteurs majeurs du secteur en France — France Télévisions, Canal+, TF1, M6 et Orange — ont injecté 5,4 milliards d'euros en contenus en 2018. 40% de ce montant (un peu moins de 2,2 contre 1,9 milliard d'euros en 2014) a été consacré à des créations originales.

A fin mai 2019, pas moins de 106 nouveaux programmes locaux étaient en développement ou en production (coproductions comprises), en France. Ce chiffre inclut les projets en France de Netflix (15 en cours actuellement) et d'Amazon ainsi que les partenariats de France Télévisions avec la Rai et la ZDF. Conçue en effet, comme une alternative à Netflix pour garder des séries de fiction internationales au sein du service public, l'Alliance formée en mai 2018 par les groupes publics européens France Télévisions, ZDF et Rai a démarré sa collaboration avec plusieurs projets.

« Le marché audiovisuel français est de plus en plus incertain car les consommateurs adoptent rapidement les offres d'abonnement aux plateformes digitales. La concurrence accrue sur le terrain des contenus et la croissance ralentie des recettes publicitaires télévisuelles (parallèlement à des coupes budgétaires chez France Télévisions) contraignent les diffuseurs français à repenser leur modèle économique pour maintenir leurs niveaux de revenu. Ils savent qu'ils doivent s'adapter à cette nouvelle demande », explique l'analyste Léa Cunat.

Selon Ampere, les acteurs hexagonaux ont donc plutôt tendance à limiter leurs achats de contenus (la fiction US par exemple) pour consacrer plus de budget à la production de programmes locaux originaux destinés à séduire aussi bien les téléspectateurs français qu'un public international. Pour cela, la fiction représente un vecteur privilégié. TF1, qui a su renouveler son offre avec des titres comme Insoupçonnable ou Infidèle, consacre 150 millions d'euros par an à la fiction française. Alors que le groupe a réitéré lors de la présentation de ses résultats du premier trimestre en avril dernier, sa prévision d'un coût total des programmes de 990 millions d'euros pour ses cinq chaînes en clair en 2019-2020, l'effort est aussi mis sur le pôle production. En croissance, la filiale Newen (1.000 heures produites en 2018, dont Demain nous appartient, Cassandre, Plus belle la vie, Osmosis, Candice Renoir...) devrait produire plus de 300 heures de fictions en 2019.

Avec un budget de 2,11 milliards d'euros dédiés aux programmes, le groupe France Télévisions maintient aussi, dans un contexte d'économies, son engagement dans la création audiovisuelle de l'ordre de 420 millions d'euros par an. Depuis la rentrée dernière, même M6 a changé de cap : 50 soirées de fictions américaines sur 100, soit quasiment une soirée par semaine, ont été supprimées au profit de programmes produits localement, fictions françaises, divertissements, info.

« L'accent désormais mis sur les contenus originaux encourage la créativité et l'émergence de nouveaux talents. Cette stratégie offre deux atouts de poids : des portefeuilles de droits monétisables et un flux de revenus diversifié », reconnaît Léa Cunat. Néanmoins, la mise en oeuvre diffère selon les diffuseurs.

Séries internationales et fictions exclusives

Via l'Alliance, qui devrait prochainement s'élargir à la RTVE (Espagne), France Télévisions se tourne vers des partenariats internationaux avec des diffuseurs publics. Les premiers projets annoncés comptent Mirage (6 x 52 minutes, 2,1 millions d'euros par épisode), une série contemporaine d'espionnage, tournée aux Émirats arabes unis et au Maroc pour une livraison fin 2019. Initiée par Lincoln TV (Christine de Bourbon Busset et le producteur de cinéma Marc Missonnier), elle est coproduite avec Cineflix (Canada) et Wild Bunch Germany.

« De son côté, Orange a créé en 2017 l'entité Orange Content,  fusion de son bouquet de chaînes payantes OCS avec sa filiale cinéma Orange Studio, dont l'objet est de produire des séries de qualité pour porter son offre de programmes télévisuels premium », rappelle Léa Cunat.

En mars 2019, OCS a diffusé sa première série originale, l'adaptation du roman Au Nom de la rose (11 Marzo, Palomar, Rai Fiction), complétant ainsi OCS Signature, label qui depuis huit an concrétise la production de comédies et dramédies inédites de 26' (Irresponsable, Missions...).

« Digitalisation et agilité accrue » : 500 postes en moins chez Canal+

Face à la rupture que représentent Netflix et Amazon Prime Video mais aussi à la concurrence d'acteurs internationaux comme BeIN Sports, Mediapro (sur l'exclusivité des droits sportifs), le modèle payant de Canal+ a perdu de son efficacité. Pour pouvoir continuer à investir dans la création et l'acquisition de contenus originaux, le groupe dont la base d'abonnés directs s'est réduite de 300.000 en 2018 pour un total de 4,7 millions s'inscrit encore plus aujourd'hui « dans une politique de réduction des coûts », relève Ampere Analysis.

Après avoir, faute d'abonnés suffisants, fondu l'offre SVOD Canalplay en août 2017 dans l'appli myCanal, le groupe de télévision payante a lancé en mars Canal+ Séries, nouveau service SVOD à 6,99 € par mois dédié à un public plus jeune et qui met en avant des programmes comme Mouche, un remake de la série de la BBC Fleabag, produit par StudioCanal Original.

Trois mois plus tard, Canal+ admet -officiellement- l'insuffisance en termes de résultats du plan d'économies et de l'évolution de son modèle de croissance engagés depuis 2015 (refonte des offres, partenariats avec les opérateurs télécoms, 3 milliards investis par an dans les programmes...).

Mardi 10 juillet, Maxime Saada, président du directoire, a dévoilé un projet de transformation globale de ses activités en France, qui se caractérise par la poursuite des efforts de digitalisation et une « une agilité accrue » de l'organisation. Massif, le plan social pourrait se traduire par le départ, « sur la base du volontariat », d'un maximum de 492 personnes (18% des effectifs).

« Ces efforts [engagés en 2015] sont restés insuffisants tant la transformation de notre secteur s'apparente à une véritable révolution avec des plateformes mondiales qui disposent d'une force de frappe financière considérable et échappent aux contraintes fiscales et réglementaires qui pèsent sur le Groupe Canal+ », fait valoir Maxime Saada.

L'adaptation lente au mouvement de « plateformisation » des acteurs traditionnels, soucieux malgré tout de conserver leur identité et leur singularité, s'effectue à marche forcée et au jour le jour. La réponse des cinq principaux diffuseurs français sera-t-elle suffisante « pour se positionner sur un marché qui se transforme à vitesse grand V » s'interroge d'ailleurs Ampere Analysis, alors que Netflix gagne 10.000 abonnés par jour ?

« Si la bataille n'est pas déjà perdue, la réponse pour faire face aux investissements nécessaires à cette transformation, passera par une collaboration plus intense et la création d'alliances au niveau local et européen », estime Léa Cunat.