Méga-fichier d'identité : pourquoi le gouvernement s’est tiré une balle dans le pied

Par Sylvain Rolland  |   |  1063  mots
Le fichier comportera le nom, le sexe, la photographie, la date et le lieu de naissance, la couleur des yeux, la taille, l'adresse du domicile, les empreintes digitales et l'adresse courriel de chacun d'entre nous. Les noms, nationalité et date et lieux de naissance des parents seront aussi renseignés.
En faisant passer en douce, en plein week-end de la Toussaint, un décret créant un super-fichier d’identité de tous les Français, le gouvernement a complètement occulté l’indispensable débat national sur l’utilisation du big data dans l’administration. Il a aussi donné le bâton pour se faire battre auprès de ceux qui l’accusent de se comporter en "Big Brother".

S'agit-il d'un simple péché de bonne foi, d'un coup de poker raté ou d'une provocation ? Dimanche 30 octobre, en plein week-end de la Toussaint, le gouvernement a fait publier au Journal Officiel un décret quelque peu surprenant. Ce texte autorise, sans débat parlementaire ni vote à l'Assemblée nationale, la création d'un fichier unique pour les passeports et les cartes d'identité, baptisé TES (Titres électroniques sécurisés).

Tous les Français possédant au moins l'un des deux titres sont concernés. Il s'agit de stocker en ligne, sur un même fichier, toutes les informations d'identité de la population. Le fichier comportera le nom, le sexe, la photographie, la date et le lieu de naissance, la couleur des yeux, la taille, l'adresse du domicile, les empreintes digitales et l'adresse courriel de chacun d'entre nous. Les noms, nationalité et date et lieux de naissance des parents seront aussi renseignés.

La simplification aujourd'hui, Big Brother demain ?

L'objectif de ce méga-fichier n'a rien de répréhensible : il s'agit de faciliter l'obtention et le renouvellement des titres d'identité. D'utiliser les nouvelles technologies pour simplifier l'administration. Après tout, n'est-ce pas une demande récurrente des Français, qui ne cessent de se plaindre des lourdeurs administratives ?

C'est l'argument du gouvernement. "Moi, je simplifie et j'assume. Pour faire un peu de simplification, il faut un peu de fichier", a revendiqué Jean-Vincent Placé, le secrétaire d'Etat en charge de la Simplification, sur Europe 1. Mais d'autres y voient une dangereuse dérive. "C'est un monstre qui nous expose aux pires débordements", tacle le sénateur socialiste de la Nièvre, Gaëtan Gorce, également commissaire de la Commission nationale informatique et libertés (Cnil).

L'élu, spécialiste des questions numériques et de vie privée, craint d'abord le piratage, car un seul fichier contiendra des données sensibles sur plus de 60 millions de Français. Des hackers ou les services de renseignement, y compris ceux de pays très portés sur le cyber-espionnage comme les Etats-Unis, la Chine et la Russie, pourraient être tentés d'y accéder...

D'autres craignent les potentielles dérives. Car à partir du moment où le fichier existe, un futur gouvernement peu scrupuleux pourrait s'en servir pour d'autres finalités que celles qui justifient aujourd'hui sa création. Cela nous renverrait tout droit en 1940, lorsque le régime de Vichy avait créé un fichier général de la population à des fins de surveillance, qui fut détruit à la Libération. Ou en 2012, sous Nicolas Sarkozy, lorsqu'un fichier similaire avait été retoqué par le Conseil constitutionnel car il permettait l'identification d'une personne avec ses empreintes digitales, et qu'il se destinait aussi à aider les services de police et de justice. Pour le député Lionel Tardy (LR), le problème reste le même et il faut tuer dans l'oeuf toute potentielle dérive:

"Ce simple décret pourrait être modifié au gré des majorités gouvernementales. Il n'est donc pas exclu que ce fichier, puisqu'il existera, soit détourné à des fins bien plus inquiétantes pour nos libertés publiques".

L'absence de débat, l'erreur fatale du gouvernement

Ces craintes, légitimes, s'accompagnent d'incompréhensions. D'abord sur la méthode du gouvernement. En passant par la voie du décret, en négligeant le débat, l'Etat a tendu le bâton pour se faire battre. "C'est Big Brother", "un monstrueux fichier" pour un "fichage généralisé de 60 millions de Français", tonne, dans un communiqué, le candidat à l'élection présidentielle Jean-Luc Mélenchon. Car le décret semble sournois. Il donne l'impression de vouloir passer en force, discrètement, comme pour éviter à tout prix le débat sur un sujet pourtant crucial. C'est justement ce que déplore la Cnil:

"Il ne nous paraît pas convenable qu'un changement d'une telle ampleur puisse être introduit, presque en catimini, par un décret publié un dimanche de Toussaint", a fait valoir la présidente de la Cnil, Isabelle Falque-Pierrotin, dans un entretien à l'AFP.

D'autres émettent des doutes sur le fond, c'est-à-dire sur la pertinence même d'un tel fichier. Dans son avis, établi à la demande du ministère de l'Intérieur, la Cnil constate d'abord la légalité du décret et valide ses finalités, qu'elle estime clairement définies et limitées. Mais elle regrette aussi que le gouvernement n'ait pas envisagé d'autres moyens de simplification.

L'alternative la plus évidente, déjà en application dans plusieurs pays, est l'intégration d'une puce sécurisée dans la carte d'identité et le passeport. Cette puce, si elle était protégée par un système de chiffrement, présenterait l'avantage d'être extrêmement difficile à pirater, ce qui permettrait de lutter contre les contrefaçons tout en évitant les accusations de fichage généralisé. Mais cette option a été rejetée mercredi 2 novembre par Bernard Cazeneuve, au nom de la simplicité du fichier unique. Le ministre de l'Intérieur a affirmé qu'il n'y aura "aucune puce dans la CNI".

     | Lire le grand entretien. "Le big data pourrait simplifier drastiquement l'administration" Elisabeth Grosdhomme-Lulin

La gouvernement a-t-il d'autre choix que de reculer ?

Le gouvernement va-t-il garder le cap sous prétexte que le projet a reçu l'aval -bien que nuancé- de la Cnil et du Conseil d'Etat ? Il en a le droit, mais il se risquerait à une nouvelle fronde de la majorité socialiste, à des accusations de déni de démocratie, et il donnerait un argument à ceux qui l'accusent d'agir en "Big brother". Il peut aussi décider de céder et d'organiser un débat à l'Assemblée nationale. Mais cette reculade offrirait à la majorité un nouveau sujet sur lequel se diviser. Mauvais à quelques mois de l'élection présidentielle.

Dans tous les cas, s'il n'est pas abandonné, le projet devra être validé par le Conseil constitutionnel. Et malgré les avis positifs du Conseil d'Etat et de la Cnil, celui-ci pourrait à nouveau sévir. Car depuis la loi Renseignement de juillet 2015, il est possible d'accéder aux fichiers administratifs en cas d'atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation (une notion très vague) et d'actes de terrorisme. Le fichier TES étant un fichier administratif, il sera donc accessible à des fins de police administrative ou judiciaire. Ce qui était précisément l'un des motifs de censure en 2012.