« Le "big data" pourrait simplifier drastiquement l'administration »

Économies, performance, activation de la citoyenneté : telles sont les trois finalités d'utilisation du numérique par l'État, selon la DG de Paradigmes et caetera. Mais cela suppose de définir en amont « une vraie vision politique ».
« La plupart des services publics n’ont pas de service de R&D pour imaginer d’autres manières de faire leur métier », relève Élisabeth Grosdhomme-Lulin.

Un pied dans l'administration, un autre dans l'entreprise, et le regard loin devant. Grâce à son parcours hors-norme, Élisabeth Grosdhomme-Lulin s'impose comme une actrice et une observatrice avisée de la révolution numérique. Diplômée de l'École normale supérieure (ENS), de l'ENA et de Sciences Po Paris, cet ex-haut fonctionnaire dirige aussi une société d'études et de conseil, consacrée à la prospective et à l'innovation, qu'elle a fondée en 1998. Auteur de l'ouvrage Gouverner à l'ère du big data. Promesses et périls de l'action publique algorithmique (Institut de l'Entreprise, 2015) et membre de plusieurs cercles de réflexion en France et à l'étranger, elle explique à La Tribune comment l'État peut tirer profit du numérique pour améliorer le service public. Et pourquoi ce basculement vers une « action publique algorithmique » est indispensable.

LA TRIBUNE - Vous préconisez dans votre livre le basculement vers une « action publique algorithmique ». De quoi s'agit-il ?

ÉLISABETH GROSDHOMME-LULIN - Ce qui se préfigure à présent, c'est une transformation profonde, sous l'effet du numérique, des manières d'agir des administrations. Beaucoup de décisions pourraient se fonder sur l'analyse et la collecte massive de données comportementales. Il ne s'agit pas de basculer dans une société Big Brother, mais d'utiliser les mégadonnées, la puissance des algorithmes et les outils qui donnent du sens à ces données, pour créer un service public plus personnalisé, plus prédictif, plus préventif et plus participatif.

Comment ?

Cela dépend des résultats souhaités. Le numérique peut être utilisé selon trois finalités. La première est la recherche d'économies pour l'État. Simplifier les démarches, les procédures, mutualiser les compétences pour en finir avec la complexité qui caractérise l'administration française.

Dans ce cas, les efforts à fournir sont surtout internes : adapter le management, réorganiser les services, créer des passerelles, supprimer les doublons... Cela nécessite du temps et du courage politique, car certains emplois n'auront plus lieu d'exister.

Le deuxième axe est celui de la performance. Il s'agit d'utiliser les outils numériques pour fournir un service public plus efficace et plus personnalisé. Dans ce cas, il faut collecter et traiter beaucoup de données personnelles. On peut par exemple développer des outils pour proposer une thérapie sur mesure en fonction de l'historique de santé du patient, ou aménager la peine d'un condamné en fonction de son parcours. Mais si on veut aller dans cette direction, il faut construire la philosophie et les règles de droit adéquates, délimiter les frontières entre les données intimes et celles que l'État s'autorise à observer.

Enfin, le troisième axe consiste à utiliser le numérique comme un levier d'activation de la citoyenneté. Créer par exemple des outils d'entraide de proximité pour le soutien scolaire ou l'aide aux personnes âgées, développer la coproduction des services publics comme lorsque le covoiturage vient compléter le réseau de bus, ou impliquer les citoyens dans la coconstruction des projets, comme le fait la Ville de Paris avec son budget participatif.

Comment mettre en place cette stratégie ?

Comme l'État n'a ni les ressources financières ni les moyens humains de mener ces trois finalités de front, il faut établir des priorités. Pour la fiscalité et l'emploi, simplifier le millefeuille administratif peut être une bonne solution. Sur les questions de police et de sécurité, on peut utiliser les mégadonnées pour anticiper et prévenir la délinquance et le terrorisme, comme le fait la ville de Los Angeles avec son logiciel de prédiction de la criminalité. En matière d'éducation et de santé, on peut privilégier les outils collaboratifs. Mais cela nécessite une prise de conscience claire des enjeux et une vraie vision politique, qui font aujourd'hui défaut.

Concrètement, comment les nouveaux outils numériques peuvent-ils améliorer le service public ?

La personnalisation de la réponse de l'administration, grâce à l'analyse des données, permet de créer un service public qui s'adapte à nos besoins, plutôt que de nous obliger à nous ajuster à ses contraintes. Le portail Mes-aides.gouv.fr par exemple est un simulateur qui permet à chacun de connaître en quelques clics les prestations sociales auxquelles il a droit, comme les allocations familiales, les aides au logement, le RSA... Il suffit à l'usager de renseigner sa situation familiale et professionnelle et l'outil liste les aides auxquelles il peut prétendre ainsi que leur montant estimatif. Le même système fonctionne aussi pour faciliter les embauches.

Pour éviter à l'entrepreneur de naviguer entre les innombrables réglementations, il existe un logiciel qui calcule automatiquement le coût de l'embauche à partir des réponses à un questionnaire. Ce genre d'outils peut être déployé pour de nombreuses autres démarches. Prenons l'école primaire. Aujourd'hui, les parents doivent remplir deux formulaires pour inscrire leurs enfants une première fois à l'école, et une deuxième fois à la mairie pour la cantine. Quelques villes ont donc mis en place une interface numérique commune qui transfère les données de l'école à la mairie. Cela paraît du bon sens, mais cela reste une initiative isolée.

Pourquoi ? S'agit-il d'un problème de culture dans l'administration ?

Oui. Individuellement, les fonctionnaires prennent souvent beaucoup d'initiatives en marge de l'institution, dans le cadre d'associations par exemple. Mais, collectivement, l'administration n'a pas la culture du risque et de l'expérimentation. La lourdeur de son fonctionnement, le management interne, la hiérarchie tendent à étouffer les idées innovantes. La plupart des services publics n'ont pas de service de R et D pour imaginer d'autres manières de faire leur métier ou répondre aux attentes de leurs usagers. Il y a toutefois quelques exceptions, notamment Pôle emploi qui a créé une structure destinée à l'innovation, le Lab Pôle emploi. Des associations comme La 27e Région essaient aussi de prototyper les services publics de demain et encouragent l'expérimentation en dehors du cadre.

La France est-elle en retard par rapport au reste du monde ?

Les baromètres internationaux placent souvent la France dans le Top 5 des pays les plus actifs dans le domaine de l'administration numérique. Mais, il est vrai que certains États sont beaucoup plus avancés, car ils ont fait du numérique un élément central de leur stratégie de réinvention du service public. L'Estonie, par exemple, a mis en place la numérisation de toutes les données de ses citoyens, que ce soit l'état civil, la scolarité, les données de santé... En France, l'administration peut se targuer de quelques belles réussites, comme la dématérialisation de la déclaration de revenus ou le magasin applicatif Pôle Emploi store. Mais la démarche est incomplète, car on ne va pas au bout de la simplification. On a beau avoir dématérialisé la déclaration de revenus, on n'a pas simplifié les niches fiscales, par exemple. On a aussi échoué à créer un opérateur national de paie, car il existe environ 1500 régimes indemnitaires différents. Du coup, la complexité reste et l'image de l'administration évolue peu.

Pourquoi l'État doit-il absolument effectuer cette mutation ?

Le big data et la collecte des données lui permettraient de mieux allouer ses ressources, de repérer plus facilement les abus, comme la fraude fiscale ou aux prestations sociales, mais surtout de renouer un lien avec les citoyens, aujourd'hui largement distendu, qui serait fondé sur la transparence et l'efficacité du service. De plus, l'État n'a pas le choix. S'il ne s'empare pas du sujet, il subira la loi de prestataires privés, surtout avec le mouvement d'ouverture des données publiques anonymisées [l'open data, NDLR]. LinkedIn va ainsi publier son propre classement des universités et des diplômes à partir des données de ses centaines de millions d'utilisateurs. L'application de trafic automobile communautaire Waze [qui appartient à Google, NDLR] peut déjà fournir une information plus fiable et plus fine que l'information officielle. L'État veut-il vraiment perdre son statut de référent pour le citoyen ?

Comment concilier ce basculement vers le big data tout en garantissant la protection des données des citoyens ?

En France, nous sommes très sensibles à la protection des données personnelles. Dès lors, la solution qui est en train de s'esquisser réside dans la fédération d'identités numériques. Il demeure interdit à l'administration de créer un identifiant unique pour chaque citoyen, car il permettrait de recouper l'ensemble des données dont elle dispose à son sujet. Mais tout en gardant des identifiants différents pour chaque administration, et des lieux de stockage différents des données personnelles, le dispositif France Connect vise à permettre, au cas par cas, la connexion des données qu'il est pertinent de mettre en relation les unes avec les autres. L'autorisation, dans chaque cas, devra venir soit d'une loi, soit de notre initiative à nous, citoyens, pour tel usage que nous voudrions permettre à notre profit, par exemple pour faciliter une démarche administrative transversale à plusieurs services sans avoir à fournir les mêmes informations de manière répétée. De cette manière, on peut concilier le big data et la protection des données.

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Commentaires 2
à écrit le 17/03/2016 à 13:30
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Que l'état possède les données de santé et des modes de vie de chaque citoyen ! Mais si madame c'est Big Brothers !

à écrit le 17/03/2016 à 10:03
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Un intranet protégé rassurerai nos concitoyens!

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