Un rapport parlementaire « anti-Free » fait polémique

Par Delphine Cuny  |   |  1098  mots
Free Mobile, avec ses prix cassés, est-il la cause de tous les maux du secteur ? Copyright AFP.
La députée PS des Côtes d'Armor Corinne Erhel a rédigé un rapport sur la crise des télécoms en France, dans le cadre du projet de loi de finances pour 2013. Free est mis en cause dans la situation des opérateurs et de toute la filière.

« Vite, un rapport parlementaire sur la responsabilité de Free dans le développement de l'obésité et des maladies cardio-vasculaires » raille un spécialiste du secteur sur Twitter. Car ces derniers temps, Free est effectivement accusé de tous les maux de la filière télécoms. Arnaud Montebourg, le ministre du Redressement productif, vient de déclarer dans une interview qu'il le considérait responsable des difficultés de l'équipementier Alcatel-Lucent... Un rapport parlementaire, mis en ligne ce week-end, vient enfoncer le clou : celui de la députée PS des Côtes d'Armor, Corinne Erhel, qui connaît bien les sujets télécoms, puisqu'elle a co-rédigé un rapport sur la neutralité du Net avec Laure de la Raudière et sa circonscription de Lannion est particulièrement affectée par le déclin de l'industrie des télécoms depuis dix ans. Mais sa conclusion fait polémique : elle affirme à plusieurs reprises que la crise traversée par le secteur « est en partie due » au quatrième opérateur mobile et que la régulation «excessivement centrée sur le consommateur et la baisse des prix » doit être rééquilibrée au profit de l'emploi et de l'investissement (lire le rapport). Ce qui fait bondir plus d'un professionnel des télécoms. Si les opérateurs, des équipementiers et des syndicats ont été reçus, « aucun représentant des consommateurs, des abonnés à la téléphonie mobile n'a été auditionné » relève au passage un bon connaisseur du secteur. « C'est un rapport d'une dizaine de pages que j'aimerais compléter avec plus de temps » explique Corinne Erhel à La Tribune (lire aussi sa réaction sur son blog).

Les emplois créés par Free oubliés
« Il faut aujourd'hui tirer les leçons de l'entrée d'un quatrième opérateur sur le marché mobile » plaide Corinne Erhel, qui déplore l'absence d'étude d'impact avant l'arrivée de Free. Elle recommande que soit mis en place un observatoire de l'emploi, en complément de celui décidé sur l'investissement, et ce sur toute la filière. Le PDG de France Télécom Orange, Stéphane Richard, a lui-même appelé de ses v?ux un état des lieux de l'emploi du secteur, que l'opérateur historique domine : 102.000 salariés en France contre 10.000 environ chacun chez SFR et chez Bouygues Telecom, près de 6.300 chez Free et environ 9.000 chez Alcatel-Lucent (avant suppression de 1.430 postes en cours). Mais il faut ajouter les emplois externalisés dans les centres d'appels (estimés à 27.000), les boutiques indépendantes, les sous-traitants du génie civil qui travaillent en partie pour les télécoms, etc. On pourra reprocher à Corinne Erhel une présentation qui semble volontairement à charge. Par exemple, au chapitre de l'emploi des opérateurs, après avoir évoqué les plans de départs volontaires chez Bouygues Telecom (556 postes) et SFR (entre 500 et 2.000 redoutés) ainsi que les recrutements à venir chez France Télécom qui se traduiront cependant par une baisse des effectifs (-5.000) du fait des départs en retraite, elle observe que « seul Free, qui a logiquement créé des emplois du fait du lancement de son activité mobile, échappe à cette tendance à la réduction de la masse salariale. » Mais elle omet de livrer le moindre chiffre, ni sur les emplois créés ni sur les effectifs actuels : Xavier Niel, le principal actionnaire de Free a rappelé récemment que son groupe avait « recruté 2.000 personnes en 18 mois » et le rapport de gestion semestriel d'Iliad, la maison-mère, précise que les effectifs ont augmenté de 1.400 en un an (lire page 15 du rapport de gestion). « Les gens de Free ne m'ont pas donné de chiffres » justifie Corinne Erhel.

La 4e licence « peut-être une erreur »
Si la députée mentionne dans les raisons des difficultés des équipementiers « des phénomènes structurels » et certains choix stratégiques, elle charge aussi Free en citant des évaluations sur l'impact sur l'emploi qui font polémique (l'étude du professeur Bruno Deffains prédisant 55.000 suppressions en deux ans, les 30.000 emplois menacés selon FO). « Le renforcement de l'intensité concurrentielle et le ralentissement de l'investissement en France, liés à Free, ne sont pas sans conséquences sur un équipementier français comme Alcatel-Lucent » affirme-t-elle à La Tribune, estimant que le ministre « Arnaud Montebourg a raison de poser la question des conséquences sur la filière. » Au final, Corinne Erhel écrit que « rétrospectivement, au regard de la crise que traverse le secteur des télécoms, l'entrée d'un quatrième opérateur sur le marché mobile pourrait avoir constitué une erreur, sinon dans son principe au moins dans ses modalités. » Interrogée, la députée concède que « Free a été un opérateur innovant dans l'ADSL et dans le mobile il a séduit par la baisse des prix mais aussi la simplicité des offres, ce qui est un point positif de l'arrivée de Free. »

Free bouc-émissaire ou prétexte ?
Pour un analyste du secteur, « si étude d'impact il y a, elle doit être complète : il faut aussi prendre en compte le gain en pouvoir d'achat et sa répercussion dans l'économie. » Un professionnel du secteur ironise « et pourquoi pas une étude d'impact sur l'entrée de Bouygues Telecom dans l'ADSL ? » Mais dans le fixe, les opérateurs n'ont pas besoin d'autorisation, de licence assortie d'obligations de couverture de la population, comme c'est le cas dans la téléphonie mobile. Il faudrait aussi mesurer et isoler d'autres causes de la baisse du chiffre d'affaires des opérateurs, qui touchent d'autres acteurs en Europe : la régulation des tarifs d'interconnexion, la situation macro-économique, etc. Autre grand absent de l'équation : le dividende, longtemps vilipendé par les syndicats comme la cause d'arbitrages internes sur les investissements ou l'emploi. Free n'est-il pas le bouc-émissaire bien commode de difficultés aux multiples causes ? Corinne Erhel s'en défend : « je n'ai rien contre Free. L'opérateur utilise un cadre que les pouvoirs publics mettent en place. C'est le rôle du législateur de regarder si l'intérêt du consommateur, l'emploi, l'investissement et l'aménagement du territoire sont tous bien pris en compte. Il faut trouver un équilibre et enfin mener une réflexion sur toute la filière. » La filière industrielle, grande oubliée de la politique économique des dix dernières années, trouve enfin avec Free un prétexte pour se relancer sur le devant de la scène. Mais n'est-ce pas malheureusement un peu tard ?