Altice : les limites d'une machine à "deals"

Par Pierre Manière  |   |  1939  mots
Après un mois de dégringolade boursière, Patrick Drahi doit prouver qu’il peut développer son groupe autrement qu’en rachetant des concurrents. Un impératif pour rassurer les marchés, inquiets de sa capacité à rembourser sa montagne de dettes.

Dans le monde des affaires, la confiance n'est jamais définitivement acquise. Patrick Drahi en sait quelque chose. Ancien chouchou des investisseurs et des banquiers, qui lui prêtaient sans compter des milliards pour assouvir sa boulimie d'acquisitions, le fondateur et propriétaire d'Altice est devenu, pour beaucoup, une source d'inquiétude. Depuis le 2 novembre et la publication de nouveaux résultats trimestriels décevants, le titre du géant des télécoms et des médias s'est écroulé de plus de 55 % à la Bourse d'Amsterdam. Dans le même temps, le groupe a brûlé plus de la moitié de sa capitalisation boursière, qui navigue désormais sous les 10 milliards d'euros.

Après cette gifle, qui a largement sanctionné les mauvais résultats de SFR - confronté à une hémorragie de clients depuis son rachat par Altice en 2014 (environ 2,5 millions dans le mobile et l'Internet fixe) -, beaucoup s'interrogent sur la viabilité du groupe. La maison mère du deuxième opérateur télécoms français, de Portugal Telecom, des câblo-opérateurs américains Suddenlink et Cablevision, de Hot en Israël, de BFM-TV, de Libération et de L'Express, va-t-elle exploser en vol ? Sera-t-elle capable de rembourser son énorme dette de plus de 50 milliards d'euros ? Patrick Drahi a-t-il réveillé le fantôme de Jean-Marie Messier, qui a mené Vivendi Universal à sa perte dans les années 1990-2000, en faisant, comme lui, le pari de la convergence entre les télécoms et les médias ? S'il est sans doute trop tôt pour envisager le pire, la défiance des marchés sonne a minima comme un sévère avertissement. Elle constitue aussi un révélateur des difficultés d'Altice à gérer un empire bâti à toute vitesse et à coups d'acquisitions monstre.

De fait, cette sanction vient d'abord de mettre un coup d'arrêt à une énorme machine à deals. Mi-novembre, en pleine tempête boursière, Patrick Drahi a été on ne peut plus clair, lors d'une conférence à Barcelone : fini les coûteuses emplettes à crédit, et priorité au désendettement. Si cette décision apparaît évidente dans le climat actuel, elle constitue néanmoins un sacré revirement. L'introduction d'Altice à la Bourse d'Amsterdam en 2014, puis celle de sa filiale Altice USA à Wall Street au printemps dernier, n'avaient qu'un objectif : armer le groupe pour poursuivre ses acquisitions, en particulier aux États-Unis où Altice est numéro 4 du câble. À l'inverse, pour se renflouer, Patrick Drahi s'est résolu à céder des actifs. Altice chercherait notamment à se séparer de son opérateur en République dominicaine. Il a aussi indiqué chercher des repreneurs pour ses activités « B to B » en Suisse et ses pylônes de téléphonie mobile en France comme au Portugal. D'après nos informations, ces cessions pourraient lui rapporter entre 5 et 6 milliards d'euros.

Retour du commando de fidèles

Après la dégringolade boursière d'Altice, Patrick Drahi a aussi repris les rênes du groupe. Il a remercié Michel Combes, jusqu'alors DG d'Altice et PDG de SFR, et a replacé ses vieux compagnons aux postes clés. Le patron d'Altice USA, Dexter Goei, a été nommé à la direction générale d'Altice. Actionnaire historique d'Altice aux côtés de Patrick Drahi, et réputé intraitable pour « chasser les coûts », Armando Pereira a pris la tête de toutes les activités télécoms. Quant à Alain Weill, le chef de file des médias du groupe, il a été bombardé PDG de SFR. S'il n'a pas la culture télécoms des autres dirigeants, son rôle sera surtout, au-delà de la gestion des contenus, de jouer le responsable des relations publiques en France. Après s'être mis en retrait, Patrick Drahi est revenu en première ligne en prenant la présidence du conseil d'administration du groupe.

En ramenant sa garde rapprochée à la tête d'Altice, Patrick Drahi envoie un signal fort. « Il recrée autour de lui le "commando" de fidèles qui a permis à Altice de croître très rapidement par le passé, explique une source proche du groupe. Ces dernières années, Altice avait perdu l'agilité originelle qui a longtemps fait sa force. Le secret d'Altice, par rapport à d'autres grandes sociétés qui mettent six mois à prendre une décision, était d'aller très vite, quitte à corriger en cas d'erreur, mais de toujours avancer. »

Reste que la perte de cette « agilité originelle » est révélatrice des difficultés de Patrick Drahi à gérer un groupe qui a grandi à une vitesse ahurissante. De quelques milliers de collaborateurs, essentiellement en France, en 2014, Altice en compte désormais 50 000 des deux côtés de l'Atlantique. Dès l'acquisition de SFR avec ses 15 000 collaborateurs, il y a trois ans, Altice a dû changer ses méthodes de management. « D'une part, le "canal historique" ne pouvait plus tout faire tout seul, explique notre source. D'autre part, il fallait institutionnaliser le groupe. Et pour cela, il fallait un grand patron, un peu issu de l'establishment. C'est à ce moment-là que Michel Combes [qui venait de quitter la direction d'Alcatel-Lucent après l'avoir vendu au finlandais Nokia, ndlr] a rejoint le groupe. Patrick Drahi le connaissait depuis longtemps, et c'est un bon spécialiste des télécoms. Bref, il cochait toutes les cases. Il a donc été recruté pour institutionnaliser le groupe, et l'organiser avec des processus dignes d'une boîte de cette taille. »

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Le casting raté de Michel Combes

Mais rien ne s'est passé comme prévu. Et ce dès le début. Alors que Michel Combes devait se muer en porte-étendard d'Altice et de SFR en France, « il s'est, à son arrivée, tapé le scandale Alcatel [son parachute doré de près de 14 millions d'euros, après la suppression de 10 000 postes chez l'équipementier], constate notre source. Résultat : il était tricard dans tous les ministères, et n'était pas très populaire chez les régulateurs... » De surcroît, le périmètre de Michel Combes a été réduit comme peau de chagrin. « Les États-Unis sont devenus le pré carré de Dexter Goei, qui est Américain, poursuit notre source. C'était donc "pas touche". Idem pour le Portugal, avec Armando Pereira. Il restait la France, mais Michel Paulin a pris la direction générale de SFR en 2016 [avant de quitter récemment le groupe]. Quant aux médias, c'était la chasse gardée d'Alain Weill. Michel Combes s'est donc retrouvé avec un tout petit terrain de jeu. Et pour un garçon hyperactif comme lui, c'est compliqué... » Selon plusieurs sources proches de l'état-major d'Altice, il faut ajouter à cela des relations difficiles et tendues, depuis le début, avec Armando Pereira.

Dans ce contexte, les mauvais résultats de SFR étaient de trop. Quand les marchés se sont rebiffés, Michel Combes a servi de fusible à Patrick Drahi. Dans un chat vidéo avec les collaborateurs de SFR, le fondateur d'Altice a enfoncé son ancien bras droit : « La situation actuelle fait apparaître qu'il ne faut pas d'intermédiaire entre les actionnaires et les salariés, a-t-il affirmé selon Challenges. Et nous n'avons plus de temps à perdre à tourner en rond avec des intermédiaires. » Pis, il a ensuite expliqué aux syndicats que « des dirigeants opérationnels de SFR [avaient] pris des décisions contre-productives (hausses tarifaires, distribution gratuite de contenus) [dont] il n'avait pas connaissance et qu'il ne cautionne pas ». Michel Combes appréciera. Quoi qu'il en soit, Patrick Drahi doit dorénavant prouver qu'il peut gérer un groupe de la taille d'Altice avec le « commando » dont il percevait pourtant les limites il y a peu.

Sa capacité à redresser SFR sera scrutée à la loupe. S'il ne parvient pas à relancer, comme il l'a promis, l'opérateur au carré rouge, c'est toute sa stratégie financière et industrielle qui pourrait s'effondrer. Et pour cause : à l'instar des autres entités du groupe, Altice a racheté SFR (17 milliards d'euros) en s'endettant massivement via une opération à effet de levier. Pour rembourser ses dettes, Patrick Drahi a besoin que SFR génère un maximum de cash. Pour ce faire, il s'est lancé dans une impitoyable chasse aux coûts, en renégociant, entre autres, de gros rabais auprès de ses fournisseurs. En parallèle, pour dégraisser la masse salariale, SFR a lancé un plan de départs volontaires de 5 000 personnes - soit un tiers de ses effectifs ! Le problème, c'est que même si l'opérateur a réinvesti dans son réseau, beaucoup doutent que le groupe puisse se relever rapidement d'un tel traitement de cheval.

Des collaborateurs « pressurés à l'extrême »

Car si SFR perd des fidèles, c'est, de l'aveu même de Patrick Drahi, que l'opérateur ne les traite « pas comme il faudrait ». Mais retrouver leur confiance avec des salariés diminués, inquiets et sonnés par le plan de départs n'est pas gagné. Nombre d'entre eux décrivent depuis longtemps un climat social délétère. Il y a un an déjà, un ancien cadre de SFR tirait la sonnette d'alarme, faisant état de « gens brutalisés par la nouvelle équipe », de collaborateurs « vraiment en souffrance », souvent « pressurés à l'extrême » par des clients mécontents.

Patrick Drahi sera jugé sur ses capacités non seulement à mettre fin aux fuites d'abonnés, mais aussi à faire de sa stratégie de convergence entre les télécoms et les contenus une réalité rentable. Après avoir racheté à prix d'or des médias (comme BFM-TV) et des droits sportifs (comme la Premier League anglaise de football), il est attendu au tournant sur sa capacité à augmenter suffisamment le revenu moyen par abonné. Les marchés et les investisseurs auront, sans nul doute, les yeux rivés sur cet indicateur à partir de septembre prochain, lorsque l'opérateur disposera de la Ligue des Champions et de l'Europa League. Des droits pour lesquels SFR a déboursé plus de 1,1 milliard d'euros pour la période 2018-2021.

Si les résultats ne sont pas au rendez-vous, c'est tout le groupe Altice qui pourrait en faire les frais. D'une part parce que l'opérateur au carré rouge pèse près de la moitié du chiffre d'affaires du groupe (plus de 23 milliards d'euros). D'autre part parce que, selon Stéphane Beyazian, analyste chez Raymond James, certains investisseurs redoutent déjà que les activités américaines d'Altice (qui représentent plus du tiers du chiffre d'affaires du groupe) suivent la même trajectoire que SFR. C'est-à-dire, grossièrement, que la génération de cash issue des baisses de coûts s'érode si trop de clients partent. Ce qui, dans ce cas, pourrait plomber le remboursement de la dette.

« À terme, dans un scénario extrême, poursuit Stéphane Beyazian, Altice pourrait envisager de vendre certains actifs, comme SFR ou Portugal Telecom. » Toutefois, l'analyste souligne que le groupe « n'est pas aujourd'hui en situation de danger financier ». Altice n'a, il est vrai, pas d'échéance majeure de remboursement avant 2021. En outre, sa dette est, selon Patrick Drahi, « à 85 % à taux fixe ». « Par conséquent, clairement, si les taux remontaient [...], cela n'aurait strictement aucun impact pour l'entreprise dans les cinq prochaines années », a-t-il récemment insisté. En outre, il a affirmé lors d'un chat vidéo avec des salariés de SFR, qu'il ne « serait jamais question » de vendre l'opérateur. « On ne vend ni l'immeuble, ni les appartements », a-t-il assuré. Désormais, le milliardaire n'a plus droit à l'erreur.