Décentralisation : un acte manqué

Par Jean-Pierre Gonguet  |   |  1964  mots
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Le projet de loi sur la décentralisation présenté ce mercredi en Conseil des ministres a été largement édulcoré par rapport aux promesses du candidat François Holande. Il faut dire que la ministre en charge, Marylise Lebranchu, avait une mission impossible : élaborer une nouvelle loi malgré l'hostilité de beaucoup d'élus, président du Sénat en tête. Le texte a été finalement scindé en trois parties. Les objectifs étaient pourtant clairs : simplifier l'organisation du territoire, lutter contre l'empilement des compétences et donner le pouvoir économique aux métropoles et aux régions. Au final, l'acte III de la décentralisation rate largement sa cible...

La méthode n'était pas la bonne et le résultat n'a pas été le bon. Marylise Lebranchu le reconnaît en « off » : son texte sur la décentralisation n'est pas, de loin, celui qu'elle aurait aimé défendre devant le Parlement. Elle ne voulait pas d'un texte aussi lourd et confus. Dès le départ, elle avait souhaité plusieurs textes avec éventuellement une loi-cadre. Matignon l'a refusée pendant des mois avant de revenir sur sa décision, le 28 mars, face aux pressions de Jean-Pierre Bel et de François Rebsamen - respectivement président du Sénat et président du groupe socialiste au palais du Luxembourg -, toujours persuadés que le texte ne passerait pas à la chambre haute. Marylise Lebranchu a immédiatement présenté sa démission, qu'a tout aussi immédiatement refusée le Premier ministre...
Il faut dire que la ministre en charge de la Réforme de l'État, de la Décentralisation et de la Fonction publique n'a guère été aidée. Elle a dû élaborer un acte III de la décentralisation sans savoir où atterrir en fin de course, faute de consignes précises de l'Élysée. Il lui a fallu affronter le conservatisme rugueux du bloc communes-départements-Sénat et son lobbying permanent auprès de François Hollande ; regarder passer les balles entre les régions, les grandes villes et les futures métropoles pour savoir qui allait s'occuper du développement économique ; voir déferler les notes et revendications des ministères ; tenter (vainement) de contourner le mur jacobin de Bercy ; raisonner des Marseillais hostiles à tout ce qui vient de Paris et des Parisiens hostiles à tout ce qui ne vient pas de chez eux... Ce n'était pas une sinécure.

"L'État n'a pratiquement plus de compétences à transférer aux collectivités"
Cela l'était d'autant moins que l'ancienne maire de Morlaix (Finistère) n'a ni le poids politique personnel ni le soutien présidentiel dont avait bénéficié Gaston Defferre en 1981. L'ancien maire emblématique de Marseille avait fait passer en quelques semaines le premier acte de la décentralisation : ce fut le premier texte présenté à l'Assemblée nationale fraîchement élue en juillet. Un modèle d'absence de concertation mais un succès politique total pour un ministre de l'Intérieur qui voulait « sa » loi !
Éric Giuily, qui conseilla Gaston Defferre en 1982 avant de prendre la tête de la Direction générale des collectivités locales jusqu'en 1986 pour mettre la réforme en musique, va même plus loin : « Contrairement à Gaston Defferre pour l'acte I ou à Jean-Pierre Raffarin pour l'acte II, Marylise Lebranchu n'a eu que de très faibles marges de manoeuvre. L'État n'a pratiquement plus de compétences à transférer aux collectivités. Il se refuse pour l'instant à réformer ses administrations centrales et à fermer ses bureaux parisiens pour arrêter l'inflation des normes », malgré le « choc de simplification » promis par François Hollande le 28 mars sur France 2.

La porte ouverte au lobbying des associations d'élus
De plus, les finances publiques sont en crise, et qui dit transfert de compétences dit moyens à transférer. Or il n'y en a pas ou guère, faute de réforme de la fiscalité locale.
La ministre ne pouvait agir que sur l'organisation horizontale entre collectivités avec l'objectif légitime d'optimiser le fonctionnement du secteur public. Mais un arbitrage gouvernemental lui ayant demandé un texte unique, tout est devenu encore plus compliqué : cela a ouvert toute grande la porte au lobbying des associations d'élus. « Honnêtement, il était plus facile de s'attaquer au transfert de l'exécutif départemental en 1981 que de régler aujourd'hui les rapports entre les régions, les départements et les communes... », poursuit Éric Giuily.

Marylise Lebranchu n'y est pas parvenue tant elle a dû, depuis dix mois, affronter les intérêts contradictoires des élus : l'opposition entre le patron du Grand Lyon, Gérard Collomb, et le président de la région Rhône-Alpes, Jean-Jack Queyranne, sur la compétence en matière de développement économique et sur l'aide aux entreprises en est un exemple. La franche hostilité entre Jean-Paul Huchon, président de la région Île-de France, et le maire de Paris, Bertrand Delanoë, sur la compétence en matière de logement dans la future métropole en est un autre. Dans les deux cas, rien n'a été tranché.

Des non-choix sur le logement et l'urbanisme

Le logement et l'urbanisme sont l'exemple même des problèmes qui ont été plus contournés que résolus. Deux problèmes économiques pourtant essentiels, surtout en Île-de-France où les élus clament que la croissance du PIB de la région passera par une politique de logement cohérente et volontariste. Seulement voilà, les maires sont durs d'oreille. Marylise Lebranchu les oblige à se regrouper en inter-communalités (le retard de l'Île-de-France sur la province est considérable en la matière) et transfère la compétence du plan local d'urbanisme (PLU) aux intercommunalités (PLUI). Mais que devient un maire sans PLU ? Comment octroie-t-il un permis de construire ? L'évolution vers le PLUI est logique, mais elle est si mal expliquée dans le texte que la plupart des maires, qui voient s'évaporer leur dernier pouvoir, ne veulent pas en entendre parler. Marylise Lebranchu va passer quelques nuits blanches sur le sujet au palais du Luxembourg.


Tel qu'il est, avec ses non-choix, le texte, même découpé en trois projets de loi (métropoles, régions et solidarités territoriales), ne va absolument pas simplifier la vie des élus et des citoyens. « Il y a 155 fois le mot "schéma" dans le texte, relève le directeur général des services d'une grande agglomération. Or, dans l'administration, dès que l'on parle de schéma, cela veut en général dire que l'on ne sait que ce que l'on veut ; donc, on réunit des fonctionnaires de toutes les collectivités pour élaborer des schémas sur tous les sujets possibles, ceux-ci passent un temps fou à élaborer le schéma et, à la fin, comme cette loi ne donne pas force prescriptive au schéma élaboré, nul n'est tenu de l'appliquer ! Je ne suis pas sûr que l'on gagne en efficience. »

Un mille-feuille encore alourdi

Dit autrement, le texte préparé par Marylise Lebranchu ne va pas simplifier le mille-feuille territorial. D'abord, parce qu'il crée une couche supplémentaire avec la création des métropoles sans supprimer le département (même si certains commencent à disparaître, par fusion-absorption, comme en Alsace). Ensuite, parce qu'il ne simplifie pas ce qui devrait l'être. Exemple : le retour de la clause générale de compétence. Celle-ci permet à une collectivité d'intervenir dans n'importe quel domaine si, estime-t-elle, c'est dans l'intérêt de son territoire. Avec cette clause, on peut tout faire si on a un peu d'argent, des piscines ou des offices de tourisme. François Fillon l'avait supprimée pour les régions et les départements, mais elle est revenue. « Je ne saisis pas tout à fait le raisonnement, commente Éric Giuily.
La clause générale de compétence serait rétablie pour que ses effets soient ensuite amoindris ou annulés une fois que les collectivités d'un territoire donné auraient décidé qui fait quoi ? On a fait plus lisible. » Jean-Pierre Balligand, le patron de l'Institut de la décentralisation, voit lui un risque d'immobilisme : « Est-ce que cela veut dire que si les collectivités ne se mettent pas d'accord entre elles sur un territoire pour se répartir dossiers et compétences, la clause de compétence générale reste et chacun fait ce qu'il veut ? Imaginez par exemple que, sur un même territoire des communes, des départements et quelques intercommunalités se coalisent contre la région, la métropole ou la grande ville et que tout se bloque. Que fait l'État ? Quel pouvoir a le préfet ? » Jean Pierre Balligand, décentralisateur devant l'éternel, trouve des qualités au texte, mais il a un vrai doute sur ses capacités simplificatrices.

Le développement économique dans le flou

Sur le développement économique, de longues querelles byzantines sont d'ores et déjà à prévoir. Les régions sont intronisées chefs de file en la matière (hors tourisme, qui va aux départements) et l'économie sociale et solidaire disparaît. En revanche, elles voient leurs pouvoirs rognés par les métropoles et les communautés urbaines, dont elles devront respecter les schémas. Elles ne peuvent les contraindre en rien. Exemple : un schéma de développement économique de l'Île-de-France ne pourrait pas s'appliquer aux Hauts-de-Seine s'il prenait l'envie à Patrick Devedjian de constituer une métropole du 92.
En ce qui concerne les aides aux entreprises, les régions en ont la compétence exclusive... sauf quand la métropole l'a ! Parfois, les départements ont la compétence économique alors que le bloc communal a, lui, la compétence exclusive en matière d'aides à l'immobilier d'entreprise. C'est peu dire qu'on est encore loin de la simplification et du triptyque « visibilité, efficacité et simplification » souhaité par François Hollande.

Seul le ministre de l'Agriculture, Stéphane Le Foll, a joué le jeu

Des régions avec plusieurs métropoles potentielles comme Rhône-Alpes ou Paca vont ressembler à des peaux de léopard en matière économique avec le risque de n'avoir à s'occuper que des zones les plus pauvres puisque les riches vont naturellement se constituer en métropoles !
Idem pour les fonds sociaux européens : Michel Sapin, le ministre du Travail, s'est battu pour qu'une grande partie d'entre eux n'aille pas directement aux régions. Seul le ministre de l'Agriculture, Stéphane Le Foll, a joué le jeu. On se demande même si certains articles n'ont pas été écrits pour mettre de l'huile sur le feu. Dans une note de l'Association des régions de France, on découvre ce très joli euphémisme : « L'introduction d'un plan climat énergie métropolitain pour la métropole de Paris passe très mal au niveau de la région Île-de-France. » Jean-Paul Huchon a déjà élaboré un plan climat énergie régional, Bertrand Delanoë a un plan climat et il va en être ajouté un troisième entre les deux. C'est ubuesque.

« Pour les économies, on repassera... »

Le texte, tel qu'il est, risque de générer plus de pertes de temps et d'énergie en palabres infinies que de gains d'efficacité. Tout ça pour ça! Éric Giuily, qui dirige maintenant Clai, son propre cabinet de conseil en communication, s'interroge : « Les principes vont dans le bon sens, mais le texte pourra-t-il aboutir? S'il échoue, on le verra tout de suite. Mais s'il fonctionne, il faudra sans doute des années pour aboutir à de véritables organisations territoriales. La question est donc de savoir si la France a le temps d'attendre, si elle a même les moyens de s'offrir une telle loi. On peut se demander si la situation économique actuelle de la France n'exigerait pas une démarche plus centralisée et jacobine. La mécanique du texte est intéressante, parfois assez réaliste, mais je crains que le texte ne corresponde pas aux impératifs de réduction des déficits publics et de la dette alors que ses concours financiers aux collectivités sont l'un des rares leviers dont l'État dispose encore. » À l'heure où Bercy réclame 4,5 milliards d'euros d'économies aux collectivités locales, l'acte III de décentralisation manque largement sa cible.

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