Affaire Cahuzac : le dangereux cocktail du pathos et de la communication

Par Adeline Raynal et Marina Torre  |   |  972  mots
Jérôme Cahuzac le 5 décembre 2012, lors d'une cession de questions aux gouvernements à l'Assemblée nationale. Copyright Reuters
Jérôme Cahuzac en a largement joué lors de son "interview vérité" du 16 avril, la corde sensible est-elle devenue un levier inévitable de la communication de crise ? Largement inspirée du monde anglo-saxon, la méthode est loin de faire l'unanimité au sein des analystes.

"Faute morale impardonnable", "détresse" "pardon", "peur" sans oublier la fameuse "part d'ombre"... Ces mots employés par Jérôme Cahuzac lors de son mea culpa télévisé du 16 avril, relèvent à n'en pas douter du domaine du "pathos", cette technique oratoire qui consiste à dramatiser une situation afin de provoquer l'adhésion passionnelle du public. Une stratégie qui a largement été commentée comme telle. Même le Premier ministre y est allé de sa propre exégèse. Jean-Marc Ayrault, s'est ainsi dit "choqué" par une "espèce d'opération de com" tout en ironisant sur sa propre part d'ombre : "un combi Volkswagen".

"Le message est mort"

Mais la fameuse opération a-t-elle été aussi efficace que prévue ? "A partir du moment où une démarche est décryptée comme de la communication, que la prestation est visible, le message est mort", analyse Didier Heiderich, président de l'Observatoire international des Crises. Il ajoute: "On sait que c'est préparé et même par qui". En l'occurrence, il s'agit d'Anne Hommel, spécialiste de la communication politique, qui n'a pas souhaité s'exprimer sur le sujet. Âgée de 45 ans et proche du PS, elle a longtemps été salariée d'Havas Paris (ex-Euro RSCG). Entreprise qu'elle a récemment quittée pour se consacrer pleinement à sa propre agence de relations publiques, Majorelle. C'est elle qui était déjà derrière les confessions télévisées de Dominique Strauss-Kahn en septembre 2011.

L'ombre de DSK

De fait, le ton employé par Jérôme Cahuzac n'est pas sans rappeler celui de l'ancien patron du Fonds monétaire international. L'un comme l'autre décident de s'exprimer à la télévision quatre mois après le début de leur "affaire", DSK sur TF1, Cahuzac sur BFM TV. Le même registre, parfois les mêmes expressions (faute, douleur, peur...) se retrouvent dans leurs rhétoriques. Et si c'était plus qu'une marque de fabrique, une véritable tendance dans les stratégies de communication ?

En tous cas, le fait d'attirer l'attention sur la situation personnelle, l'émotion, n'existe pas que chez les responsables politiques. "L'utilisation du registre personnel apparaît aussi du côté des entreprises mais la pudeur reste une valeur forte", remarque Didier Heiderich. Le registre du "moi", beaucoup plus personnel, a déjà été utilisée, comme récemment par Jean-Claude Mas, le patron de PIP, entreprise en plein procès. "Je suis ruiné, monsieur, je suis ruiné", s'est-il ainsi emporté en octobre 2012 auprès des journalistes à sa sortie du centre pénitentiaire du Vaucluse où il était retenu. Il a également longuement évoqué sa "petite" retraite de moins de 2.000 euros par mois.

Une "méthode" à l'anglo-saxonne

La méthode est d'inspiration anglo-saxonne, Didier Heiderich date l'apparition de ce mode de communication politique à affaire Clinton-Lewinsky en 1998. "Aux Etats-Unis, cela peut fonctionner car les Américains sont moins dans l'analyse qu'en Europe et le public est parfois plus bienveillant" considère ce fondateur d'un magazine sur la communication de crise. Outre-Atlantique, les hommes politiques, même en dehors d'une situation de crise, ont peut-être aussi davantage tendance à faire participer l'intime dans leur communication (mise en scène de la famille lors de meeting de campagne, référence à la religion, etc).

"Le public n'est pas crédule"

En France, cette stratégie est loin de faire l'unanimité. "C'est un exercice convenu (...) un jour ou l'autre (cette utilisation du pathos, ndlr) va leur revenir dans la gueule" critique pour sa part un conseiller en communication de crise, Pascal Ragot. "C'est une erreur car cela ne correspond pas à notre culture" renchérit Didier Heiderich "cela s'apparente à du théâtre, le public n'est pas crédule".

D'autres jugent au contraire que l'émotion est inhérente au discours public, du moins dans le domaine politique. Pour Patrick Charaudeau, fondateur du Centre d'analyse du discours de l'Université Paris XIII et enseignant-chercheur en sciences du langage, "le recours aux effets pathémiques (qui ont trait au pathos, ndlr) est constitutif du discours politique" comme il l'écrit dans une note intitulée "Pathos et discours politique" parue en 2008. Il ne considère pas pour autant que ce soit la meilleure marche à suivre. Dans sa note, il avance : "l'emploi de mots ou de traits iconiques ne constituent pas nécessairement la preuve de l'existence d'une émotion (...) Il se peut même que leur emploi ait un effet contre-productif : expliciter un état émotionnel pourrait être interprété comme un faux-semblant".

Une stratégie trop visible ?

L'enseignant-chercheur Christophe Bromberg juge quant à lui inévitable cette référence au ressenti personnel : "il n'est pas sûr que cela soit un effet de mode. Il est difficile d'avouer une faute et de demander pardon sans faire appel aux sentiments susceptibles de déclencher des mécanismes d'identification". Toutefois, dans le cas particulier de Jérôme Cahuzac,  il émet lui aussi des réserves sur la méthode. Il décrit "le décalage entre l'émotion ressentie, exprimée corporellement (ton monocorde, temps de réflexion avant les réponses) et l'émotion communiquée au moyen de la parole par le choix du vocabulaire". " Ce décalage (...) risque de poser problème quant à la sincérité perçue par les auditeurs" explique-t-il.

Dès lors que serait une communication réussie ? "Celle qui ne se voit pas", juge Didier Heiderich, qui cite un cas concret. "Après la tempête de 1999, EDF est ressortie comme l'entreprise préférée des Français. Pourtant on aurait pu lui reprocher de ne pas avoir enfoui les lignes électriques. Mais sa communication de crise 'au corps à corps' qui a consisté à tenir chaque maire informé en temps réel a opéré. Elle était moins visible mais plus efficace", estime-t-il. Moins de paroles, plus d'actions donc...