Pourquoi les Français se sentent-ils si malheureux ? (3/5) : l'école à l'amende

Par Giulietta Gamberini  |   |  787  mots
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Au championnat du pessimisme, les Français semblent indétrônables. Plusieurs facteurs peuvent expliquer ce phénomène national. La Tribune se penche sur les maux qui hantent nos concitoyens: après la crainte de perdre son emploi et le pouvoir d'achat, l'école ert son inadaptation à la "vraie" vie.

Le pessimisme français viendrait-il de... l'école et de son manque de performance? C'est en tout cas l'hypothèse d'une économiste qui avait fait grand bruit au printemps. Dans son étude, The French Unhappiness Puzzle: the Cultural Dimension of Happiness, Claudia Sénik, professeur à la Paris School of Economics, affirmait que l'écart entre l'égalité des chances promise et la sélection élitiste pratiquée par le système éducatif français conditionnerait ses usagers à un état de mélancolie.

Ce portrait d'une école fondée sur la compétition et sur une évaluation sélective semble plutôt partagé par les experts. "Le seul indicateur pris en compte est la performance", regrette Antonella Verdiani, ancienne spécialiste de l'éducation à l'Unesco et aujourd'hui chercheuse, consultante et formatrice*. "J'ai récemment rencontré une brillante lycéenne lourdement pénalisée dans son choix de filière par un seul trimestre où ses notes avaient chuté", témoigne-t-elle, "alors qu'elle faisait son deuil pour la récente perte de sa grand-mère".

Les bons élèves aussi malheureux que les "cancres"

"Tout en se disant républicaine, l'école française distingue très tôt entre les "bons" et les "mauvais ", confirme Samuel Lézé, anthropologue et coordonnateur du groupe de recherche "Le Bonheur à l'école" de à l'Institut français de l'éducation : "Elle véhicule ainsi un modèle de réussite qui impacte lourdement l'estime de soi et la confiance". Et tout le monde est vite pris par le virus de la compétition : "Malgré les nombreuses circulaires interdisant les devoirs écrits à la maison en primaire, les parents sont les premiers à les réclamer", rappelle Antonella Verdiani.

Selon la formatrice, le stress qui pèse ainsi sur les enfants est lourd de conséquences, y compris sur leurs résultats. Elle raconte d'ailleurs avoir renoncé à ouvrir ses stages avec l'atelier "Souvenir heureux d'école" qu'elle avait imaginé au début... car très peu de stagiaires avaient de tels souvenirs, alors que les récits négatifs - y compris de véritables maltraitances- ne manquent pas, et certains sont même relativement récents.

Le bonheur n'est pas un objectif

Le problème découlerait des finalités mêmes du système éducatif. "Plus que de bons adultes, on veut créer d'excellents technocrates", résume Antonella Verdiani. Dans les réflexions de l'éducation nationale, le bonheur des élèves ne trouve donc quasiment aucune place, malgré les enquêtes de l'OCDE montrant les bas scores de la France en la matière.

La seule analyse récente en ce sens, produite par le Commissariat général à la stratégie et à la prospective (CGSP) du Premier ministre, évoque finalement des questions cruciales comme la concurrence ou la démotivation, mais ne remet pas en cause la notion de "réussite", pourtant centrale pour la définition du bien-être. La réforme "Refondation de l'école", qui prend en compte la nécessité de renforcer la formation des enseignants, semble en revanche plutôt sacrifier l'intérêt des enfants aux revendications syndicales quant aux rythmes scolaires.

Un modèle à réviser

Pourtant, ce système paraît de moins en moins adapté à la réalité professionnelle et sociale. "Les jeunes adultes qui sortent des meilleures écoles n'ont aucune expérience de vie, ni ne sont sensibilisés aux questions de société les plus urgentes, comme l'écologie", observe Antonella Verdiani. Le marché du travail étant de plus en plus tendu, "l'écart entre l'effort scolaire demandé et la profession concrètement exercée alimente un sentiment de frustration voire de trahison", ajoute Samuel Lézé: "En construisant sa sélection sur des critères purement scolaires et en faisant croire que si on est bon élève tout va bien se passer, l'école méconnaît la réalité".

Alors, les petits Français sont-ils condamnés au pessimisme? S'ils s'accordent sur ce tableau noir "du malheur" compté par Jacques Prévert, les experts relativisent. Ils estiment en effet que l'école peut s'avérer salutaire, pourvu qu'elle intègre mieux l'éthique sociale et le vécu émotionnel des individus, insiste Antonella Verdiani. Mais surtout, souligne Samuel Lézé, en s'adaptant aux réalités de l'emploi dans une société postindustrielle, car la conjoncture économique influence le moral bien plus que l'école.

* Antonella Verdiani est autrice du livre Ces écoles qui rendent les enfants heureux. Pédagogies et méthodes pour éduquer à la joie, sorti en septembre 2012 aux éditions Actes Sud.


Pour aller plus loin:

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Pourquoi les Français se sentent-ils si malheureux? Le travail