« Il faut faire sortir la France de la peur » Jacques-Antoine Granjon (Vente Privée)

Par Propos recueillis par Delphine Cuny  |   |  1204  mots
À 52 ans, Jacques-Antoine Granjon, le PDG et cofondateur de l'entreprise de commerce en ligne, vente-privee.com, est tout sourire. Sa société est un modèle de réussite française.
Avec ses acolytes Xavier Niel (Free) et Marc Simoncini (ex-Meetic), l'entrepreneur atypique Jacques-Antoine Granjon a créé en 2011 l'École européenne des métiers de l'Internet et a lancé l'initiative 101 projets pour financer des start-up. Il est propriétaire des théâtres de Paris et de la Michodière, et sa fortune est estimée à 800 millions d'euros.

LA TRIBUNE : La France vous semble-t-elle bloquée ?

JACQUES-ANTOINE GRANJON : Je ne suis ni homme politique ni économiste, mais en tant qu'entrepreneur je suis convaincu que l'avenir passera par la libération des contraintes qui pèsent sur les entreprises, même s'il faut, bien sûr, des fonctionnaires, des policiers, des infirmières, etc. Les politiques notamment raisonnent en termes macroéconomiques. Moi j'aime la micro-économie. Les entreprises françaises, en particulier les PME, les TPE-artisans, ont du potentiel, mais elles ont peur de l'avenir alors elles thésaurisent. Or, la microéconomie, c'est avoir envie de prendre des risques, de réussir, de s'enrichir. Pas seulement dans le sens financier du terme, aussi de développer, de créer de la valeur.

Lorsque je rentre de vacances et que je vois l'acharnement de l'administration à freiner tout, toutes les initiatives, même dans une entreprise comme vente-privee.com, qui a la chance d'être en croissance, je me demande comment font ceux dont les entreprises rencontrent des difficultés ; j'imagine qu'ils ont envie de retourner se coucher !

Quels sont les leviers pour déverrouiller le pays ?

 Le premier levier tient à la flexibilité du travail. Si on libère demain le marché du travail, il y aura peut-être pendant dix mois une accentuation des mauvais chiffres du chômage, mais on verra ensuite des créations de milliers d'emplois. Une entreprise doit pouvoir embaucher ou se séparer de collaborateurs.

Mais attention, cela doit être accompagné, je ne suis pas un ultralibéral, plutôt un libéral social, je ne prône pas le modèle américain qui est très dur et laisse les gens sur le bord de la route. Mais notre modèle n'incite pas à la prise de risque. Un boucher de Normandie se dit peut-être qu'il a besoin d'aide pour le week-end, mais il préfère s'abstenir plutôt que de prendre le risque d'embaucher et de constater qu'il s'est trompé.

Ensuite, le coût du travail est trop élevé. Le problème vient des charges, non pas du salaire net qu'il faudrait au contraire augmenter. Il faut diminuer les charges sociales.

Le troisième levier relève de la fiscalité. Le taux d'impôt sur les sociétés (IS) est trop élevé. Certes, il va baisser avec la disparition annoncée de la « surprime Sarkozy » [la contribution sociale sur l'IS de 3,3 % pour les entreprises de plus de 7,63 millions d'euros de chiffre d'affaires] et de la « surtaxe Hollande » [la majoration provisoire de 10,7 % pour les entreprises de plus de 250 millions d'euros de chiffre d'affaires]. L'IS devrait être bas pour les entreprises qui ne distribuent pas de dividendes, cela les inciterait à se développer et à créer plus de richesse.

Ce taux élevé d'impôt pose aussi un problème de concurrence déloyale. Notre entreprise vente-privee.com a besoin d'investir plusieurs dizaines de millions d'euros dans son outil logistique, nous avons 170.000 m2 d'entrepôts. Mais nous faisons face entre autres à Amazon, qui ne paie pas d'IS en France et peut ainsi investir beaucoup plus en logistique, par exemple en surenchérissant sur les prix des entrepôts, en proposant un meilleur salaire à un patron de site, etc. Est-ce normal ? Nous ne nous battons pas à armes égales. Il faut impérativement procéder à l'harmonisation fiscale européenne, ce qu'un économiste comme Thomas Piketty martèle. Une Europe avec 28 régimes fiscaux différents ne peut pas marcher. Personne n'a le courage politique de faire cette harmonisation de l'Europe. Je suis convaincu que les Français qui sont partis développer leur entreprise ailleurs, ce qui n'est pas mon cas, reviendraient. Entre la France à 38 % et le Royaume-Uni à 10 % [pour les sociétés tirant leur profit de brevets] nous pourrions harmoniser l'IS à 25 % par exemple.

Quid des tracasseries administratives que vous évoquiez ?

Le rapport Mandon-Poitrinal a bien décrit le problème des normes excessives, qui empêchent des secteurs de se développer. Il existe tellement de contraintes que parfois des projets s'arrêtent. Le gouvernement dit avoir lancé un chantier de simplification, mais nous ne voyons pas encore concrètement de changement en la matière. Même chose sur le supposé « cadeau fiscal de 40 milliards d'euros » que l'on aurait fait aux entreprises, je n'en ai pas ressenti d'effet direct. Cela dit, je note un vrai effort dans le discours et l'état d'esprit depuis les voeux de François Hollande en janvier, que l'on retrouve dans les propos de Manuel Valls et d'Emmanuel Macron. En revanche, les syndicats ont une vision trop caricaturale : les entreprises, ce n'est pas tout blanc ou tout noir. Je crois d'abord à la création de richesse avant de la partager.

Êtes-vous pessimiste ou optimiste sur la situation de la France ?

Je suis très optimiste, même si nous risquons de connaître encore deux années difficiles. Lorsque j'ai démarré à 22 ans, je ne pensais pas avoir mon propre site d'e-commerce, l'Internet n'existait pas ! L'avenir, on se le crée, en étant courageux. Personne ne vous viendra en aide. Mais la France est un pays dans lequel on peut se créer de beaux chemins. Un pays où tout est possible parce qu'elle a tous les talents ! Il faut surtout faire sortir la France de cette peur. Le Français ne s'aime plus, il faut lui redonner confiance en lui et en l'avenir. Ce qui bloque le pays, ce sont les clivages. Personne ne regarde dans la même direction. Nous avons le plus beau pays du monde, mais il est trop clivé. Le courage politique, c'est comme le courage managérial, il faut faire fi des résistances. Il faut libérer le pays de toutes ces entraves. L'État doit accompagner la création de richesse par la formation, l'éducation, en mettant en place des infrastructures de qualité et en assurant le « bien-vivre ensemble ». Il remplit dans l'ensemble ce rôle, mais à quel prix ! Il pourrait faire mieux pour moins cher.

Certains de nos dirigeants sont tentés par le protectionnisme, mais le monde a changé ! On ne peut pas repousser l'innovation, quand une offre créative trouve son public comme Uber ou Netflix, elle submerge tout. Le numérique a transformé le consommateur qui est désormais le roi. Il choisit, s'éduque, lit les critiques, devient expert et connaît parfois mieux le produit que le vendeur en magasin ! Le consommateur est devenu libre, avisé, il peut aller chercher son produit en un clic dans un autre pays, les offres sont devenues sans frontières et le monde est plus petit.

Il faut avoir une plus grande vision, avoir des ambitions portées par les politiques. Il faut ouvrir l'Europe pour avoir un plus grand marché. Les défis de demain, c'est d'aller audelà des frontières, d'aller conquérir l'Europe. Il n'y a aucune raison qu'il n'y ait pas de Netflix français ou d'Uber français, Deezer a bien été créé par des Français. Prenons l'exemple de l'objet connecté, il s'agit de mettre de l'intelligence artificielle dans des objets ; notre pays est sans doute le mieux placé pour le faire : c'est une des voies de la réindustrialisation de la France.