Emprunts toxiques : l’État français doit-il la jouer à l’américaine ?

Par Mathias Thépot  |   |  922  mots
L'Etat français aura-t-il les moyens de négocier avec les banques d'investissement internationales pour solder l'affaire des emprunts toxiques?
L’appréciation du franc suisse laisse augurer de lourdes pertes pour l’État ou les collectivités locales. La seule issue qui épargnerait les contribuables serait de sanctionner les banques qui ont créé et sont contreparties de ces produits toxiques sur les marchés financiers. Comme les États-Unis, il serait peut-être temps pour la France de faire jouer une justice transactionnelle.

L'appréciation du franc suisse par rapport à l'euro jeudi dernier fait peser de gros risques financiers sur plus de 900 collectivités locales françaises. A 1 franc suisse l'euro, les taux d'intérêt de leurs emprunts qui sont indexés sur la parité euro-franc suisse peuvent côtoyer les 30%... Pour les sortir de la torpeur, le coût global estimé avant l'appréciation du franc suisse était de 6 milliards d'euros. Il s'est désormais renchéri de plusieurs milliards. Si les collectivités devaient assumer seules ce coût, certaines pourraient tomber en faillite. Et si leur banque assume les pertes... ce sera l'État puisque cette banque, la Sfil qui a remplacée Dexia, est désormais publique.

Toute condamnation en justice de la Sfil dans les conflits qui l'opposent aux collectivités  reviendrait donc à faire payer l'État. Bref, représentants des contribuables nationaux et locaux s'entretuent désormais pour savoir qui paiera à la fin.
Dans cette affaire, les autres banques s'en sortent pour l'instant à très bon compte.Les pouvoirs publics leur ont juste imposé de contribuer - par le biais de la taxe sur le risque systémique - à un fonds d'aide aux collectivités insuffisamment doté, et que l'appréciation du franc suisse a de toute façon rendu obsolète.

La Sfil est seule dans cette affaire...

En parallèle, elles ne risquent plus grand chose en justice puisque les deux autres banques françaises actives sur le marché des prêts aux collectivités, les Caisses d'Épargne et Crédit Agricole, ont soldé leurs contentieux en trouvant des accords avec les élus, sentant peut-être le mauvais coup venir. Il ne reste guère que quelques banques étrangères, une entité résiduelle de Dexia et la Sfil qui possèdent dans leur bilan des emprunts vendus aux collectivités françaises indexés sur la parité euro-franc suisse. La Sfil se retrouve en fait bien seule dans cette affaire.

La tournure négative que prennent les événements pose une question: y-a-t-il une solution pour éviter aux contribuables de payer une nouvelle fois la note des errements de Dexia ? Oui, mais cela dépendra de la volonté politique de l'État français qui devra se montrer ferme.
Car il y a une autre catégorie d'acteurs qui est impliquée dans cette affaire et qui en tire d'importants bénéfices financiers : les banques d'investissement qui sont contreparties des emprunts toxiques sur les marchés financiers. Selon nos informations, elles sont françaises (BNP Paribas, Société générale CIB...) et étrangères (UBS, Goldman Sachs, JP Morgan, Deutsche Bank...)

A Milan, les banques d'investissement ont payé

Est-il envisageable de leur faire payer au moins une partie la note dans cette affaire ? En tout cas à l'étranger, cela a déjà été le cas : des collectivités locales italiennes qui ont souscrit des emprunts toxiques directement sur les marchés financiers ont en effet obtenu gain de cause. La ville de Milan a par exemple gagné un procès face à quatre banques d'investissement : Depfa Bank, Deutsche Bank, JP Morgan et UBS car elles avaient omis de communiquer des informations concernant les marges réelles dégagées sur les produits financiers adjacents des prêts au moment de leur signature. Autrement dit, ces collectivités ont gagné en arguant le fait qu'elles ont acheté des produits financiers dont on leur a caché le prix.

Certes, en France, la donne est différente car les collectivités n'ont pas emprunté directement sur les marchés financiers mais auprès d'une banque (Dexia, Caisse d'épargne, Crédit Agricole...) Mais comme certaines pour les collectivités italiennes, les contreparties sur les marchés financiers ont aussi caché leur marge et les modalités de calcul des indemnités de remboursements de leurs emprunts structurés.

Comment alors remonter la chaine des responsabilités jusqu'aux banques d'investissement ? Il faudrait en fait que la Sfil, donc l'État, qui a hérité des prêts de Dexia menace d'attaquer en justice ces banques d'investissement pour avoir caché leurs marges... à Dexia.
Elles pourront s'appuyer pour ce faire sur un rapport secret de l'Autorité de contrôle prudentiel de 2010 qui indiquait que Dexia ne savait pas combien valaient les produits financiers qu'elle achetait aux banques d'investissement et qu'elle vendait par manque de moyens et d'outils ! Ce qui expliquerait par ailleurs en grande partie sa faillite.

suivre l'exemple des États-Unis

Selon les inspecteurs de l'ACP, à l'époque, "le stock de produits dérivés sans modèle de valorisation (était) très important" dans le bilan de Dexia, et d'autres produits étaient "valorisés avec des méthodes non satisfaisantes ou tout le moins non validées en interne". La Sfil pourrait donc mettre en avant les lacunes de Dexia et le fait que les banques d'investissement en ont profité pour faire condamner celles-ci.

Pour l'instant, ces banques d'investissement ne sont pas inquiétées. Mais au regard de l'urgence de la situation et du risque budgétaire pour la France, il serait peut-être temps que l'État français impose sa loi aux banques, comme les États-Unis ont pu le faire en instaurant le principe de justice transactionnelle. Washington a en effet usé à plusieurs reprises de tout son pouvoir pour solder les conflits juridiques contre des amendes de plusieurs milliards de dollars payées par les grandes banques américaines. Mais l'État français aura-t-il les arguments et la volonté pour agir de la sorte ?