Chypre, les dessous d'une plaque tournante pour l'argent russe

Par Adeline Raynal  |   |  950  mots
Deux femmes discutent devant un magasin de Limassol vendant des produits russes, le 19 février 2013. Copyright Reuters
Avec la crise financière chypriote, les Russes sont soudainement pointés du doigt, accusés de se servir de l'île comme d'un paradis fiscal. La réalité s'avère plus complexe, Chypre étant davantage un lieu de passage pour les capitaux russes dans leur circulation de et vers la Russie.

L'agitation qui touche le milieu financier de Chypre depuis l'annonce d'un plan de sauvetage négocié par la troïka - aujourd'hui remis en cause car refusé en l'état par le Parlement chypriote mardi soir - a soudainement attiré l'attention de l'opinion publique sur la présence russe à Chypre. L'occasion de établir un bilan des relations économiques entre la Russie et l'île méditerranéenne.

Une importante communauté russe, terreau des affaires

Premièrement, la communauté russe est importante sur l'île de Chypre : les estimations varient mais il y aurait environ 40.000 Russes qui vivent à l'année à Chypre, sans compter les nombreux touristes russes qui viennent en villégiature sur l'île dès qu'ils en ont l'occasion. 10 à 15 % d'entre eux auraient même demandé et obtenu la nationalité chypriote, selon un site de la communauté russe à Chypre. L'île "tend de plus en plus à devenir une réelle base touristique russe, au c?ur du monde méditerranéen", soulignait d'ailleurs l'analyste Français Alexandre Latsa dans une tribune parue début septembre 2012, en citant notamment un chiffre explicite : en 2011, 334.079 touristes russes se sont rendus à Chypre, et déjà 371.500 personnes avaient fait de même sur les seuls sept premiers mois de l'année 2012. Il pointe là une multiplication par plus de 2,5 du nombre de ces touristes depuis 2007.

L'activité immobilière des Russes à Chypre est également importante, certains d'entre eux s'étant fait construire de somptueuses villas sur les côtes de l'île pour venir y passer des vacances au soleil. La communauté russe est tellement importante dans la ville de Limassol située au sud de Chypre, que les russes l'ont rebaptisée 'Limassolgrad' : "Tout y est en russe, les menus des restaurants, les enseignes des boutiques, les annonces immobilières. Il y a à Limassol un journal russe, une chaine de télévision russe, une chaine de radio russe et deux écoles russes" décrit dans sa tribune Alexandre Latsa, qui vit à Moscou mais se rend régulièrement à Chypre. Un microcosme qui facilite les affaires.

Cette importante communauté est le résultat des vagues successives d'émigration, et en particulier celle qui a accompagné l'arrivée des capitaux offshore dans les années 1990. En effet, les Russes n'ayant pas confiance en leur système bancaire, ils privilégient les placements à Chypre (et dans d'autres pays à la fiscalité avantageuse) pour ensuite réinvestir une bonne partie de ces capitaux dans l'économie russe. C'est tout l'enjeu des relations économiques entre la Russie et Chypre. "L'île est une sorte de base arrière de l'économie russe" résume Philippe Migault, directeur de recherche à l'IRIS.

20 milliards d'euros russes sur des comptes chypriotes

Soucieuse d'attirer des capitaux, Chypre n'impose les entreprises qu'à hauteur de 10% (des discussions sont en cours pour élever ce taux à 12,5%) alors que dans de nombreux autre pays européens, cette imposition atteint généralement plus de 30%. Une stratégie similaire à celle de l'Irlande. Mais que l'on ne s'y trompe pas, c'est bien le manque de confiance des russes en leur système bancaire qui les pousse à placer des capitaux sur l'île, plutôt que l'appât des économies en termes d'impôts puisque le taux d'imposition qui leur serait appliqué en Russie serait de 13%.

Au final, le montant total des dépôts russes dans les banques chypriotes est estimé à environ 20 milliards d'euros, selon une note privée rédigée par Natalya Orlova, économiste et analyste en chef au sein de la banque russe Alfa Bank. Et le rapport entre les entrées et les sorties de capitaux russes de Chypre ne fait apparaître qu'un excédent d'environ 200 millions d'euros, une somme minime comparée au volume total des flux financiers entre les deux pays. Chypre est donc utilisée comme un "tuyau", une place de transaction, dans un circuit financier qui part de Russie pour (souvent) y revenir, en passant par des pays où l'imposition est très faible. Pour certains, c'est l'occasion de blanchir de l'argent sale, mais pas toujours.

Beaucoup de capitaux réinvestis en Russie

Tout ceci explique pourquoi on observe d'importants investissements "chypriotes" - ils ont atteint les130 milliards d'euros en 2012 - en direction de la Russie. Ce sont en fait dans la majorité des cas, de capitaux détenus par des russes à Chypre qui sont réinvestis sur le sol national. Mais Chypre est également utile à des sociétés non financières russes pour avoir un pied dans la zone euro, comme c'est le cas pour Gazprom ou Aeroflot par exemple.

Enfin, les liens financiers se précisent aussi quand on sait par exemple que l'aide de 2,5 milliards d'euros consentie en 2011 par la Russie à Chypre aurait probablement été conditionnée par un accroissement de l'influence d'oligarques russes sur des banques chypriotes. En se basant sur des sources allemandes et russes, le maître de conférences à l'université Paris 8 André Filler précise : "En contrepartie de cette aide, l'investisseur et milliardaire Dmitry Rybolovlev aurait négocié d'augmenter la part qu'il détient dans la Bank of Cyprus la faisant passer de 5,01 à 9,7% voire 9,9%".

Ces jours-ci, toutes ces relations économiques entre la Russie et Chypre sont fortement ralenties, les transactions étant gelées. Ce qui inquiète naturellement les Russes. Ils ont donc plutôt intérêt à ce qu'une solution soit rapidement trouvée pour renflouer les caisses chypriotes et permettre à l'économie de l'île de repartir. Des négociations portant sur un prolongement de l'aide de 2,5 milliards d'euros accordées en 2011 et sur une demande supplémentaire de 5 milliards d'euros (déposée le 5 juillet 2012) sont d'ailleurs actuellement en cours. Le ministre des Finances chypriote est à Moscou ce 20 mars afin d'en discuter.