Avec la crise, les keynésiens ont gagné la bataille de la théorie économique

Par Ivan Best  |   |  1341  mots
John Maynard Keynes Copyright Reuters
L'erreur des économistes Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff, qui ont établi une limite à l'endettement public sur la base de calculs erronés, ne fait qu'ajouter au désarroi des théoriciens apôtres de la rigueur bénéfique. La Commission européenne admet que les mesures de restriction ont eu un impact beaucoup plus négatif que prévu. Mais elle attribue ce phénomène à une situation financière anormale... qui ne serait plus à l'ordre du jour. Bref, les keynésiens ont eu raison. Mais ont-ils pour autant la solution?

C'est un article théorique de l'économiste américain Robert Barro qui, dès 1974, a lancé l'idée que la baisse du déficit public, via des hausses d'impôts ou des coupes dans les dépenses, pouvait être favorable à la croissance. Une idée qui a, peu à peu, infusé, mais que la crise actuelle semble démentir fermement, la « consolidation budgétaire » provoquant partout des dégâts en Europe. Pourtant,  nombre de responsables politiques s'y accrochent, tout comme la Commission européenne qui les influence. A l'instar du fameux article des économistes Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff, qui aboutissait à la conclusion que l'endettement public ne peut dépasser 90% du PIB sans danger, un résultat entaché d'erreurs de calculs, comme on vient de l'apprendre, l'article de Barro est très controversé.

L'équivalence ricardienne, il y a 200 ans déjà
Robert J. Barro n'a fait que reprendre et formaliser la théorie dite de l'équivalence ricardienne, du nom de l'économiste classique David Ricardo (1772-1823) qui l'a formulée le premier. La thèse de Barro ? Choisir de financer la dépense publique par le déficit et la dette (relance keynésienne) ou par des hausses d'impôt (en vertu du dogme libéral de l'équilibre budgétaire) n'a pas d'effet sur la croissance, lance-t-il en 1974, alors que règnent encore les théories keynésiennes. Son raisonnement ? Les agents économiques, quand ils voient le déficit se creuser, anticipent des hausses d'impôt à venir. Donc, ils épargnent un peu plus, ce qui annihile l'effet des mesures de relance par le déficit. Le choix du financement de la dépense est donc sans impact, par l'impôt ou le déficit c'est équivalent, d'où le terme « d'équivalence ricardienne ».

Des hypothèses très fortes

Cette théorie a été formulée sur la base d'hypothèses très fortes, comme celle selon laquelle les ménages décident de consommer ou non en fonction d'anticipations rationnelles. Même des économistes très libéraux jugent l'article de Barro un peu mince dans sa démonstration, et soulignent que les conditions nécessaires pour valider sa conclusion sont rarement réunies. « Mais il fallait lancer ce pavé dans la mare, pour faire bouger les choses », estime un « fan » des théories néo-classiques de Barro.

Tous ricardiens?
La baisse du déficit, facteur de croissance ? « Personne n'a démontré que cela se passe ainsi dans la réalité », souligne l'économiste keynésien Éric Heyer (OFCE). Il n'empêche : les économistes de gauche, traditionnellement critiques à l'égard de cette théorie dite libérale, y adhèrent aujourd'hui. Tout comme les responsables politiques. La réduction à marche forcée du déficit, une politique que l'équipe actuellement au pouvoir en France a choisi de résumer par l'expression « sérieux budgétaire » serait un préalable au retour à la croissance. Ce que contestent fermement les économistes keynésiens, auxquels la crise donne raison : quand les Etats réduisent leur déficit, l'activité économique s'en trouve affectée, lourdement.

Les mesures de redressement peu efficaces

Et les mesures (hausses d'impôts, réduction des dépenses) n'ont, du coup, pas l'effet escompté : ainsi, le plan de rigueur du gouvernement Ayrault (1,9 point de PIB pour 2013) devait ramener le déficit à 3% du PIB. En fait, celui-ci sera réduit, au mieux, à 3,7% de la richesse nationale. Pour des mesures de rigueur d'un montant total de près de deux points de PIB, le gouvernement obtiendrait en fait une baisse du déficit limitée à 0,9 point (il passerait de 4,8% du PIB en 2012 à 3,7% en 2013). Autant dire qu'il y a beaucoup de perte en ligne.

Le mea culpa du FMI
En octobre, le Fonds monétaire international (FMI) a fait son mea culpa, sur cette question de l'impact des restrictions budgétaires. Il a révisé à la hausse ce que les économistes appellent les multiplicateurs budgétaires keynésiens : quand, dans le cadre d'un plan de relance, un gouvernement injecte des dépenses dans l'économie (ou baisse les impôts), l'effet positif sur le PIB est supérieur au montant initial dépensé, avancent les partisans de Keynes.

Car une baisse d'impôt est synonyme de revenu supplémentaire, donc de consommation ou investissement en plus, qui donnera un surcroît du revenu à son bénéficiaire, etc.
La vraie coupure entre keynésiens et néo-classiques se trouve là. Les premiers croient bien sûr à l'existence de cet effet multiplicateur, d'un niveau souvent élevé, les seconds n'y croient pas ou tout au moins en minimisent l'ampleur.

Le FMI s'est longtemps rangé dans le camp des néo-classiques, appelant de ses v?ux des plans de redressement budgétaire, et minimisant les effets multiplicateurs. Au plus, ceux-ci pouvaient atteindre 0,5, affirmaient les experts. Autrement dit, 1 milliard d'euros de hausse d'impôt pouvait amputer la croissance de 500 millions d'euros. Jusqu'à ce 9 octobre 2012, quand, à l'occasion de la publication d'un rapport intérimaire, l'économiste en chef de l'organisation internationale, Olivier Blanchard, s'est livré à une révision déchirante, au nom du FMI. Et d'admettre que les multiplicateurs peuvent se situer aujourd'hui entre 1 et 1,7. Ainsi, ils seraient jusqu'à trois plus important qu'estimé jusqu'alors...

La Commission européenne ne veut rien savoir
La Commission européenne, qui surveille la bonne marche des Etats de l'Union vers l'équilibre budgétaire n'est pas aussi radicale dans son mea culpa. Elle a même beaucoup de mal à opérer un tel virage sur l'aile. Car ce serait reconnaître que ses préconisations, en faveur de la rigueur à tout crin, étaient erronées... Et il faudrait revoir l'ensemble de la stratégie budgétaire... Ainsi, son économiste en chef, Marco Buti, a reconnu récemment que « la consolidation budgétaire a été coûteuse en termes d'activité et d'emploi ».

La Commission européenne, qui affirmait que les multiplicateurs budgétaires étaient proches de zéro (en 2012, elle les estimait à 0,2), reconnaît qu'ils ont pu être beaucoup plus importants depuis 2008. Comme le soulignent les économistes, keynésiens, de l'OFCE, « l'aveu pourrait laisser penser que l'erreur était inévitable et que la leçon en a été tirée ». Or, poursuit l'OFCE, « il n'en est rien ».

Car pour Marco Buti, l'effet multiplicateur, s'il a pu être élevé, serait maintenant retombé. Idée développée par le responsable de la Commission européenne : pendant la crise financière, quand les banques se sont retrouvées en situation périlleuse, les agents économiques ont cessé d'emprunter, optant alors pour une optique de consommation et d'investissement à très court terme, sous la contrainte d'un revenu affaibli alors qu'habituellement, ils lissent leur comportement sur le long terme.

Une fois la crise financière résorbée, avance l'expert de Bruxelles, consommateurs et entrepreneurs reprennent une optique de long terme. Pour les économistes, ils redeviennent ricardiens : ils estiment qu'une hausse d'impôt baissant le déficit public leur évite des impôts à l'avenir. Elle les encourage donc à consommer.
Les économistes de l'UE reconnaissent leur erreur, mais seulement en cas de troubles financiers. Aujourd'hui, la réduction du déficit serait donc, à nouveau, favorable à la croissance ? Une sorte d'acharnement intellectuel... Qui n'est pas sans conséquences sur les politiques économiques.

Les économistes de l'OFCE s'étranglent

Un telle croyance dans les thèses ricardiennes, en dépit de la situtation économique actuelle, a de quoi impressionner. Elle fait s'étranger les économistes de l'OFCE, bien sûr. Comme tous les keynésiens, la crise leur a donné raison. Nombre de leurs adversaires l'admettent. La crtitique que les néo-classiques formulent, à l'encontre des disciples du maître de Cambridge, c'est de ne pas avoir vraiment d'alternative à proposer.

Une critique partiellement injuste. Aujourd'hui, beaucoup de keynésiens, tels les économistes de l'OFCE, ne proposent pas une relance, que les marchés sanctionneraient. Ils prônent simplement un ajustement budgétaire à un rythme plus modéré. Un ajustement qui serait plus efficace, pour le rétablissement des finances publiques, et beaucoup moins coûteux en emplois...