En Egypte, la vraie bombe à retardement c'est l'économie

Par Marina Torre  |   |  1197  mots
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En Egypte, l'accélération de la crise politique aggrave une situation économique déjà fortement dégradée depuis le "Printemps de 2011". Entre inflation galopante, dépendance accrue à l'aide internationale et endettement, elle paraît même au bord de l'explosion. Explications.

Tahrir a repris de la voix. Et l'armée a une nouvelle fois choisit de l'écouter. Après des manifestations violentes, des ultimatums, des appels de la communauté internationale, des démissions... les militaires ont renversé le Mohammed Morsi. Le président élu démocratiquement un an plus tôt est désormais retenu "pour des raisons préventives". Or, à cette crise politique, s'ajoute une crise économique que l'enchaînement rapide des événements a fait oublier. Pourtant, l'urgence est bien là. Le prix nobel de la Paix Mohammed el-Baradei, désigné leader par l'opposition, s'en  inquiétait le 1e juillet dans une tribune accordée à la revue Foreign Policy (traduite par le Courrier international).

1. Des réserves qui fondent

La banque centrale égyptienne a déjà sonné l'alerte: si ses réserves de change ont légèrement remonté dernièrement, elles restent sous le seuil des 15 milliards de dollars, ce qui représente l'équivalent de trois mois d'importations de biens et services. Avant le "Printemps" de 2011, ces réservent étaient trois fois plus importantes... Par ailleurs, l'agence de notation Standard & Poor's a même placé la note souveraine du pays en catégorie spéculative début juin, signalant ses fortes craintes d'un défaut du pays. 

2. Une monnaie qui se déprécie à toute allure

Pendant ce temps, la monnaie se déprécie à une allure vertigineuse. Le taux de change avec le dollar a chuté de plus de 12% depuis décembre 2011, un dollar valant désormais 6,99 livres et un euro s'échange contre 9,12 livres égyptiennes alors qu'il en valait 9,04 en avril. Ce mouvement s'était déclenché auparavant et la banque centrale a d'ailleurs aggravé la situation par sa politique monétaire. "Jusqu'au début de l'année 2012, les autorités égyptiennes ont utilisé les réserves de change pour lutter contre la dépréciation de la monnaie", explique ainsi Jésus Castillo, analyste spécialiste du bassin méditerranéen chez Natixis.

3. Des prix qui grimpent

Or, le pays importe beaucoup, notamment des céréales dont il est le premier consommateur mondial, mais aussi de l'énergie. D'où une forte inflation, qui atteindrait au total 9% cette année, notamment des denrées alimentaires comme les farines, les produits laitiers ou la viande. Celle-ci couplée à des coupures de courant fréquentes suscitent d'autant plus l'indignation de la population. "Ces révoltes revêtent encore plus qu'en 2011 un caractère socio-économique. Les femmes qui manifestent aujourd'hui se révoltent sans doute moins contre les religieux qui veulent leur imposer la charia que contre la hausse des prix car avant tout ce sont elles qui font les courses", commente Sophie Pommier, spécialiste de l'Egypte et directrice de la société Méroé, qui conseille des entreprises.

4. Une croissance ralentie, un endettement en hausse

Globalement, depuis le renversement d'Hosni Moubarak, dont les bons résultats macroéconomiques masquaient de fortes inégalités, la situation s'est fortement dégradée. La croissance a ainsi ralenti, passant d'environ 5,1% à 2,5% selon les dernières prévisions du FMI. Au cours de la même période, le déficit s'est accentué, passant de 9,8% du PIB en 2010-2011 à 10,8% en 2011-2012, alors que le budget prévoyait un déficit inférieur à ce pourcentage de plus de 2 points, selon une note de Bercy datant du mois de juin. (voir graphique ci-dessous)

 

 

 

Chez Natixis, Jésus Castillo tempère cependant: "Je ne pense pas que le pays va faire défaut aujourd'hui." "Sur l'année fiscale 2011-2012, la dette à court terme, donc payable rapidement, représentait 8% de la dette totale et 18% des réserves de change, soit 2,9 milliards de dollars environ, ce qui n'est pas complètement ingérable", explique-t-il.

5. Le tourisme en danger

Les leviers de croissance, qui permettraient au pays d'accumuler des réserves, reposent essentiellement sur le tourisme, qui représente 45% des exportations de service (contre 24% pour le Canal de Suez, dont l'activité est stable). Et celui-ci pâtit évidement des conséquences de l'instabilité politique, malgré une évolution de ce secteur amorcée avant la révolution. "Une reconfiguration du secteur touristique s'est enclenchée avec l'arrivée d'un tourisme plus balnéaire auprès notamment de clients russes. Il a le mérite de concerner des régions plus sécurisées que le tourisme culturel", explique Sophie Pommier, qui conseille des entreprises installées dans le pays.

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6. Les conditions du FMI

Dans ce contexte, l'aide internationale que le gouvernement tente de négocier depuis plus de deux ans paraît d'autant plus cruciale. Christine Lagarde, la directrice du FMI, a récemment fait remarquer que la somme promise de 4,8 milliards de dollars, dont le déblocage pourrait entraîner d'autres partenaires comme l'Union européenne à ouvrir leur portefeuille, ne serait elle-même pas suffisante. Pour l'instant, les négociations avec le FMI sont au point mort, après de nombreuses tergiversations de la part du gouvernement dominé jusqu'aux dernières vagues de démissions par les Frères Musulmans.

Problème: le Fonds monétaire exige des conditions draconniennes pour verser l'aide. Parmi elles : la suppression des subventions sur les prix des carburants et des hausses de taxes. Des mesures hautement impopulaires. Et ce, d'autant plus qu'elles "sont assimlées à l'Occident en général et aux Etats-Unis en particulier, comme une forme d'impérialisme économique accompagnant l'impérialisme politique", détaille Sophie Pommier, auteure de "L'Egypte, l'envers du décor".

7. Une très chère perfusion qatarie...

Pour l'instant, le Caire bénéficie de l'aide financière de ses partenaires du Golfe, non sans contreparties. "L'aide du Qatar consiste pour partie en dépôts que l'émirat peut retirer à sa convenance disposant ainsi de moyens d'ingérence, ce qui est très mal perçu dans la population (...) Sous pression du Qatar et de l'Arabie Saoudite, Mohammed Morsi a ainsi adopté récemment une position plus dure vis-à-vis du régime de Bachar el-Assad, alors que l'Egypte cherchait jusqu'à présent à jouer les médiateurs", explique Sophie Pommier.

8. L'armée "prédatrice"

A toutes ces conditions, il faut ajouter le coût que représente l'armée, aujourd'hui au pouvoir. Aux yeux de Sophie Pommier, celle-ci "qui avait pris le train de la révolution en 2011, en partie parce que le régime de Moubarak avait tenté de procéder à des réformes qui menaçaient ses intérêts, agit comme un prédateur sur les finances publiques".

9. Et toujours le blocage politique

Enfin, l'issue politique, paraît bien plus lointaine encore tant les divergences entre les différents mouvements politiques semblent importants. "Je redoute un scénario dans lequel, pour arriver à un compromis, il faut d'abord épuiser l'idée d'imposer son point de vue aux autres, d'être la communauté dominante, ce qui peut passer par une phase très violente. Au Liban, elle a duré quinze ans, en Algérie dix ans...", fait remarquer Sophie Pommier. Le coup d'Etat du 3 juillet a déjà donné le ton.

(Article mis en ligne le 02/07/2013, mis à jour le 04/07/2013 à 9h44)