Ukraine : l'aventure militaire est illogique sur le plan économique.

Par Ania Nussbaum  |   |  978  mots
Les marchés ont réagi positivement aux propos "mesurés" de Vladimir Poutine ce mardi. (Photo : Reuters)
Les relations économiques entre les Etats-Unis et l'Europe d'un côté, la Russie de l'autre, poussent les acteurs de la crise ukrainienne au dialogue et éloignent le spectre d'un conflit militaire.

"L'économie de l'Ukraine repose sur trois secteurs, rappelle Vladimir Vakhitov, professeur assistant à l'Ecole d'Economie de Kiev: la métallurgie, l'industrie chimique et l'agriculture. Les deux derniers représentent 40 à 50% des exportations ukrainiennes". Et il ajoute, source de revenus "substantielle" pour le pays, les transferts financiers des migrants qui ont quitté l'Ukraine pour la Russie, l'Italie, le Portugal ou la Pologne.

Sur le plan économique, l'Ukraine est donc à la fois liée aux pays de l'Union européenne (UE) et à la Russie, par le biais des échanges commerciaux et humains. "En gros, un tiers des exportations va à la Russie, un tiers à l'Europe et un tiers vers d'autres destinations, notamment en Asie", confirme Vladimir Vakhitov. En France, Fabrizio Coricelli, professeur d'économie à la Sorbonne, nuance : "L'Ukraine a beau exporter vers l'Europe, elle est beaucoup plus intégrée avec la Russie qu'avec l'UE". Cela est notamment vrai à l'est du pays, où vivent la majorité des Russophones ukrainiens. La région est plus riche en matières premières comme le charbon, ce qui y explique la présence historique d'industries lourdes, tandis que l'ouest de l'Ukraine s'est spécialisée dans la production agricole.

La Russie, un partenaire commercial de poids pour l'Europe

Que représente l'Ukraine pour l'Europe ? Bien peu de chose en termes économiques, selon Fabrizio Coricelli. La Russie est bien plus importante que le pays d'Europe de l'est. "Sans l'Europe, la Russie serait économiquement morte", affirme le spécialiste. Une grande partie des exportations russes de gaz naturel est en effet à destination des pays européens. Mais la dépendance va dans les deux sens selon le professeur Vakhitov : "Il sera difficile pour l'Europe de substituer ses importations de pétrole et de gaz russes à court terme". Au contraire, suggère-t-il, "la Russie pourrait se retourner vers des pays comme la Chine pour exporter ses ressources naturelles".

Une Union européenne timide face au géant russe

Pour Fabrizio Coricelli, cette interdépendance russo-européenne fait de l'Union celle "qui possède les moyens de pression les plus crédibles à l'encontre de la Russie". "La plus efficace des sanctions en Europe serait de saisir les comptes bancaires des citoyens russes et d'enquêter sur l'origine de ces fonds", renchérit Vladimir Vakhitov. 

Sur un ton grinçant, Ben Judah, sur le site américain Politico, note également que, en théorie, l'Union européenne a un levier d'action inouï, via les propriétés et autres comptes bancaires détenus par les oligarques russes en Europe. "L'Union pourrait, en ouvrant des enquêtes sur le blanchiment d'argent et les visas, remettre en question la richesse de ces ressortissants russes", affirme l'auteur. Il est vrai que les sanctions mises sur la table jusqu'à présent n'ont pas de quoi effrayer Moscou : suspension des discussions sur la libéralisation des visas, embargo sur les armes… La position de Londres confirme la timidité des menaces européennes : le Royaume-Uni "ne devrait pas soutenir des sanctions commerciales" contre la Russie, ni "fermer" les portes de la City aux citoyens susses, nous apprend un document publié par les médias britanniques mardi. 

"Le Royaume Uni est le pays le plus réticent à imposer des sanctions sur la Russie, pour des raisons financières, avec l'Allemagne, pour des raisons historiques et commerciales", explique Fabrizio Coricelli. De nombreuses sociétés russes sont en effet cotées à la Bourse de Londres. Les oligarques sont également présents en nombre dans la capitale britannique.

Les Etats-Unis, éternel gendarme 

"Les Etats-Unis, qui regardent vers l'Asie, ont beaucoup moins à perdre que les Européens dans ce jeu diplomatique", poursuit l'économiste. D'où, selon lui, les menaces plus dures agitées par John Kerry, le secrétaire d'Etat américain, à l'encontre de Moscou. La suspension des préparations du G8, le rassemblement des huit Etats les plus industrialisés, qui devait avoir lieu à Sotchi; ou la fin de la coopération militaire entre Moscou et Washington, annoncée mardi, mettent un coup d'arrêt aux volontés de rayonnement de Vladimir Poutine sur la scène internationale.

Toutefois, les Etats-Unis entretiennent eux-aussi des liens économiques importants avec les Russes. Les déclarations du conseiller du Kremlin Sergueï Glaziev, qui a annoncé que la Russie réduira "à zéro" sa dépendance économique vis-à-vis des Etats-Unis si Washington impose des sanctions, ne font que confirmer l'existence de ces liens. Il s'agit notamment des crédits accordés aux Russes par les banques américaines.

Mais, dans ce cas également, ces relations sont à double sens : si la Russie peut stopper ses remboursements aux créditeurs américains, elle a également intérêt à conserver de bonnes relations avec eux afin de s'assurer que les prêts venus de l'étranger continuent à affluer sur le sol russe, à des taux d'intérêt les plus faibles possibles.

La Russie, première économie affectée en cas de conflit

Selon Francesc Balcells, analyste chez Pimco, la Russie serait ainsi le pays qui aurait le plus à perdre dans un conflit militaire avec l'Ukraine et les Occidentaux. La Russie, explique-t-il, a entrepris de nombreuses réformes pour ouvrir son marché de la dette aux fonds financiers étrangers et encourager les investissements. Suite à l'intervention de Moscou en Crimée, la banque centrale russe a d'ailleurs déjà largement sollicité ses réserves de devises étrangères afin de soutenir le cours du rouble. "Rationnellement, on devrait exclure le scénario d'une guerre, étant donné les intérêts qui sont en jeu", estime Francesc Balcells. Une aventure militaire est donc illogique sur le plan économique. 

"L'effet naturel du commerce est de porter à la paix", disait Montesquieu. Suivant ce principe, Vladimir Poutine ne devrait pas remettre en question ses relations économiques et commerciales avec l'Europe et les Etats-Unis. Ce qui n'empêche pas les analystes de craindre une décision irrationnelle de la part de Moscou.