Allemagne : un salaire minimum surtout symbolique

Par Romaric Godin  |   |  1655  mots
Le principe du salaire minimum est acquis outre-Rhin. Mais quelles seront ses conséquences sur l'économie allemande ? Sans doute modérées.

Angela Merkel a donc accepté le principe d'un salaire minimum généralisé unique en Allemagne. Une décision d'abord politique, puisqu'il s'agissait pour elle d'arracher l'accord de la SPD pour une « grande coalition » et éviter de nouvelles élections. Mais les conséquences de ce choix seront économiques. La presse allemande, du reste, n'a pas hésité pas à parler de « révolution » dans le modèle économique allemand.

La portée de cette « révolution » est difficile à évaluer exactement, car si le principe est connu, la forme et les modalités de ce « salaire minimum » devront encore être déterminées par les négociations entre SPD, CDU et CSU, puis par la loi. La SPD réclamait un niveau de 8,50 euros par heure. Angela Merkel tentera-t-elle d'abaisser ce niveau ? Comment sera déterminée la revalorisation de ce salaire minimum ? Comment sera-t-il articulé avec les accords de branche et les salaires minimums existants ? Autant de questions en suspens qui peuvent décider de l'impact réel du salaire minimum. Pour autant, il est possible de tracer quelques lignes de ce que pourrait être l'économie allemande avec un salaire minimum.

1. Le salaire minimum va-t-il détruire la compétitivité allemande à l'export ?

Selon une étude récente de l'institut allemand DIW, le coût global d'un salaire minimum à 8,50 euros a été évalué pour les entreprises allemandes à 3 % de leur actuelle masse salariale. Le coût n'est pas neutre avec une inflation à 1,2 % pour les entreprises, il n'est pas non plus insurmontable. Néanmoins, cette image globale ne dit pas tout.

Le « miracle » allemand s'appuie d'abord sur une industrie restée plus importante dans l'économie qu'ailleurs. C'est cette industrie qui exporte. Selon l'étude déjà cité, l'industrie manufacturière verra son coût salarial augmenter de 2 % avec un salaire minimum à 8,50 euros. C'est donc moins que la moyenne.

Globalement, les grands groupes industriels allemands ont déjà largement délocalisé la partie de leur production qui offre la plus faible valeur ajoutée, notamment dans des pays comme la Slovaquie. C'est, du reste, une des raisons du rétablissement, au milieu des années 2000, de la compétitivité allemande. Les grands groupes industriels, Mittelstand compris, devraient donc ne pas vraiment souffrir du salaire minimum. Selon le DIW, le surcoût pour les entreprises de plus de 200 personnes atteindra 1 % seulement.

En revanche, une partie des fournisseurs de ces groupes vont souffrir. Les petites entreprises industrielles et les sociétés de services aux entreprises vont être plus nettement frappées par cette mesure. Tout dépendra alors du marché. Si ces entreprises parviennent à imposer des hausses de prix à leurs clients, l'industrie exportatrice perdra un peu plus de compétitivité. Reste qu'il ne faut pas oublier le cœur du réacteur de la compétitivité allemande: sa qualité et sa capacité d'innovation qui lui donne souvent une avance sur ses concurrents et, partant, un monopole de fait et une capacité à dicter ses prix. De quoi amortir le choc du salaire minimum.

En revanche, certains secteurs qui jouent plus directement sur la compétitivité prix comme l'agriculture devraient être fortement touchés. Dans le secteur de l'agro-alimentaire, l'Allemagne a récemment gagné beaucoup de parts de marché par une vraie pression sur les salaires. Ce secteur sera le plus touché, selon le DIW, par l'effet « salaire minimum » avec un surcoût de 6 %. Dans ce cas, le secteur devra sans doute s'inventer un nouveau modèle. Ou passer massivement au travail au noir.

2. Le salaire minimum va-t-il favoriser la consommation ?

C'est un des arguments des partisans du salaire minimum allemand : ce sera un coup de pouce à la consommation, donc à la demande intérieure et donc au grand « rééquilibrage » européen souhaité désormais par la Commission européenne. Du reste, l'OCDE a fortement soutenu l'introduction d'un salaire minimum en Allemagne.

Premier élément: 17 % des salariés allemands touchent aujourd'hui moins de 8,50 euros par heure. L'effet sera donc réduit à cette partie de la population. Selon l'étude de la DIW, le salaire horaire brut moyen des salariés qui, aujourd'hui, touchent moins de 8,50 euros devra être relevé de 37 %. Mais l'effet richesse ne sera pas aussi fort que ce chiffre peut le laisser penser. Il s'agit en effet d'un « salaire brut. » En voyant leur salaire augmenter, les salariés vont également voir leurs cotisations sociales et leur impôt sur le revenu augmenter. Or, l'impôt sur le revenu allemand est très progressif et les hausses de salaires sont souvent englouties par l'impôt (c'est ce qu'on appelle outre-Rhin, la « Kalte Progression », « progression froide »).

Prenons un exemple. Un salarié payé pour 40 heures par semaines 6,5 euros par heure est imposé sur le revenu à un taux de 6,86 %. A 8,50 euros, son taux d'imposition passe à 12,03 %. Concrètement, ceci ramène sa hausse de salaire de 24,6 % en brut à 19,6 % après effet de l'impôt sur le revenu, soit une « perte » sur la hausse de salaire annuel de 1109 euros. Pour un employé de ce type, la hausse avant cotisations sociales sera donc concrètement de 2731 euros par an, soit 228 euros par mois.

Mais là encore, la situation est complexe. Car le travail peu payé en Allemagne est très précarisé. Il concerne à 54 % des salariés dans le cadre de contrats de « minijobs » (en allemand, « geringfügig Beschäftigung » ou « faible occupation »). Ces contrats exemptés de charges permettent de toucher jusqu'à 450 euros par mois pour 15 heures de travail par semaines maximum. Le cas de ces minijobs n'est pas encore tranché, notamment le maintien de leur exemption de charges. Si le salaire minimum leur était appliqué tel quel, la rémunération pourrait passer à 510 euros par mois pour 15 heures, hors effet d'imposition. On voit que l'effet resterait réduit, même pour celui qui cumule les « minijobs. »

Bref, l'effet sur le revenu des Allemands ne sera pas nul, mais il ne sera pas majeur non plus. Selon la DIW, « l'effet du salaire minimum unique sur le pouvoir d'achat sera limité. »

D'autant que le salaire minimum devrait avoir un effet inflationniste, notamment dans le domaine de la vente de détail. Le secteur des biens de consommation sera en effet un des plus touchés par le salaire minimum. Ses coûts augmenteront de 4 %. Comment cette surcharge sera-t-elle absorbée par la vente de détail, habituée outre-Rhin à une très vive concurrence liée aux prix ? Les marges du secteur sont très étroites et les faillites fréquentes. Praktiker, une des chaînes de distribution de bricolage et de jardinage les plus répandues outre-Rhin a ainsi mis la clé sous la porte cet été. On peut donc s'attendre à une augmentation des prix qui pourrait peser sur la consommation et réduire l'effet du salaire minimum sur ce dernier. Au final, l'impact sur la consommation sera très limité.

3. Le salaire minimum mettra-t-il fin au « miracle allemand de l'emploi » ?

C'est une des grandes critiques avancées par les économistes allemands. Dans leur récent rapport, les « Cinq sages » ont mis en garde contre les conséquences sur l'emploi du salaire minimum, notamment pour les petites entreprises, dans le secteur des biens de consommation et en Allemagne de l'est. Les employeurs ont, vendredi, prévenu qu'il ne fallait plus compter désormais avec le niveau actuel d'emploi…

Les « Sages » estiment que le niveau de 8,50 euros, qui représente 62 % du salaire médian allemand est trop élevé. Ils en veulent pour preuve que ce niveau est supérieur à celui de la France (60,1 %) qui, outre-Rhin, représente l'exemple même de l'échec économique du salaire minimum… Et il est vrai qu'il sera plutôt dans la moyenne haute en Europe. Les économistes allemands, s'inspirant de la vision néoclassique, estiment que le salaire minimum détruit les emplois s'il est supérieur au « salaire d'équilibre » et n'a aucun intérêt s'il est inférieur.

L'effet sur l'emploi sera déterminé par la capacité des entreprises à intégrer le surcoût. Comme l'essentiel de ce surcoût sera concentré sur un secteur de la consommation aux marges déjà faibles, on peut en effet considérer que cette capacité est faible. Mais la hausse de la consommation, faible on l'a vu, pourra-t-elle néanmoins compenser cette pression ? Aucune étude n'a pu, en fait, vraiment évaluer l'impact sur l'emploi.

Car le marché du travail allemand a des capacités de résistance à ce choc. D'abord, la flexibilité reste importante. Les réformes Hartz ne seront pas abolies par l'introduction du salaire minimum. Surtout, la situation démographique de l'Allemagne va maintenir une pression positive sur la demande de travail. Dans de nombreux secteurs, notamment les services, les salaires faibles étaient de toute façon intenables, compte tenu de la faible productivité de l'Allemagne et de la baisse attendue de la population active.

Surtout, l'Allemagne ne passe pas de rien à tout. Des salaires minimums sont déjà imposés dans de nombreux secteurs depuis plus de 15 ans. Et, malgré eux, le chômage a fortement baissé depuis 2005 outre-Rhin. Dans le bâtiment, où le salaire minimum a été introduit en 1999, il n'y a pas eu de catastrophe de l'emploi. La grande majorité des salaires minimums de branche mis en place sont, du reste, supérieurs aux 8,50 euros par heure. Bref, là encore, l'impact promet d'être réduit.

Conclusion : un changement de mentalité

Le salaire minimum ne détruira pas à lui seul le modèle allemand. Pas plus qu'il ne sera capable de réduire les inégalités et la pauvreté. En revanche, ce qui est désormais contesté avec ce principe du salaire minimum, c'est le principe énoncé jadis par Gerhard Schröder et qui a dominé les priorités de l'Allemagne depuis dix ans : « ce qui est social, c'est ce qui créé des emplois. » Pour la première fois depuis dix ans, l'Allemagne prend un autre pari. Les entreprises et les consommateurs l'accepteront-ils ? De là dépend le succès du salaire minimum.