Il y a 40 ans, la Turquie envahissait Chypre

Par Romaric Godin  |   |  1149  mots
La République de Chypre est la seule entité de l'île reconnue internationalement
Le 20 juillet 1974, l'armée turque débarquait à Chypre. L'événement est commémoré ce dimanche dans les deux parties de l'île.

Voici quarante ans, le 20 juillet 1974, la Turquie lançait son armée à la conquête de Chypre. En ces époques de commémorations de la Grande Guerre et du D-Day, cet anniversaire passe inaperçu. Néanmoins, les autorités des deux parties de l'île vont commémorer ces 40 ans ce dimanche. Au nord, le président turc Abullah Gül se déplacera. Car 40 ans après, l'île est encore séparée par la « ligne verte », la ligne de cessez-le-feu protégée par les soldats de l'ONU, entre la République de Chypre hellénophone, membre de l'UE et seule entité étatique reconnue et la République turque de Chypre du Nord (RTCN) qui a proclamé son indépendance en 1983, mais qui n'est reconnue que par la Turquie.

La radicalisation du régime athénien

Les événements de 1974 avaient pour origine l'inconscience des colonels à Athènes. La Junte qui s'était emparée du pouvoir en 1967 suite à un coup d'Etat s'était radicalisée en novembre 1973 après la révolte des étudiants athéniens. La partie la plus radicale de l'armée grecque avait alors chassé le général Papadopoulos et avait durci le régime. Pour renforcer sa popularité, les colonels décidèrent alors de lancer un vieux rêve : l'Enosis, l'union entre Chypre et la Grèce.

Coup d'Etat le 15 juillet

Le 15 juillet, les nationalistes grecs chypriotes de l'EOKA-B déposent le président de la république chypriote, Monseigneur Makarios. Les putschistes établissent un régime qui entend préparer l'Enosis. Mais Chypre, indépendante depuis 1960, est une poudrière. La présence d'une forte minorité turque (environ 18 % de la population) répartie sur tout le territoire rend l'Enosis impossible et le Royaume-Uni (ancienne puissance coloniale), la Grèce et la Turquie sont garantes de l'indépendance de l'île et du bon fonctionnement de ses institutions. L'équilibre est cependant précaire. En 1963, de violents affrontements ont eu lieu. La politique de Monseigneur Makarios évolue alors et le prélat tente de favoriser la cohabitation des deux communautés. C'est ce que lui reproche l'EOKA-B.

L'effondrement de la Junte grecque

Le 20 juillet, l'armée turque décide donc de passer à l'offensive sur la côte nord de l'île, près de Kyrenia (Girne). C'est l'opération Attila. Ankara entend assurer la sécurité des Turcs de l'île en vertu des traités. En trois jours, 3 % de l'île sont occupés. Un cessez-le-feu est signé le 23 juillet. A Athènes, la réaction turque conduit à la panique. L'armée semble incapable de faire face à une guerre contre son voisin (et allié au sein de l'OTAN). La Junte s'évanouit et demande le retour de Constantin Karamanlis, l'ancien premier ministre, pour assurer une transition démocratique. Ce dernier atterrit à Athènes le 24 juillet dans l'avion de Valéry Giscard d'Estaing. A Nicosie, les putschistes disparaissent également.

Attila II

Mais la Turquie n'entend pas quitter l'île sous prétexte du retour de la démocratie à Athènes et à Nicosie. Des négociations se tiennent à Genève sur la future constitution de l'île. Elles sont bloquées, notamment par la gourmandise des Chypriotes turcs. Le 13 août, Ankara rompt les pourparlers et lance une deuxième offensive, Attila II. Son armée occupe alors 38 % de l'île, notamment le nord de la capitale, Nicosie et la grande ville côtière de Famagouste. L'offensive est violente et les casques bleus eux-mêmes ne sont pas épargnés. La Turquie contrôle alors la partie la plus riche de l'île qui concentrait 70 % de son PIB.

« Nettoyage ethnique »

Mais les pires conséquences de l'offensive sont surtout humaines. Outre les 4000 morts du conflit et le millier de disparus, l'île va connaître un véritable nettoyage ethnique sur le modèle des échanges de population entre Grèce et Turquie de 1922. 200.000 des 500.000 Chypriotes grecs sont chassés du nord de l'île, 70.000 chypriotes turcs rejoignent le nord. Depuis, deux entités « ethniques » se sont face.

Détente de façade

La situation s'est certes détendue depuis. En 2003, la « ligne verte » a été enfin ouverte. 5 points de passage, dont deux à Nicosie, ont été installés et il suffit de présenter son passeport pour passer la ligne de cessez-le-feu. Il n'est pas rare de croiser des Chypriotes turcs venir faire leurs emplettes à Nicosie « sud », plus riche. Mais les tensions demeurent. En 2004, le plan Annan de réunification avait été rejeté par la communauté grecque qui ne se satisfaisait pas des conditions de dédommagement des pertes subies en 1974. Le dialogue se poursuit, mais il n'avance guère. Et à Nicosie, on n'est guère optimiste. Progressivement, deux Etats et deux mondes se partagent l'île.

Miracle économique

Economiquement, Chypre du Nord dépend étroitement des subventions de la Turquie et subit les conséquences sévères de sa non reconnaissance internationale. La partie la plus riche de l'île est devenue la plus pauvre. Le pseudo-Etat développe néanmoins un tourisme bon marché qui séduit de plus en plus d'occidentaux. Au sud, la République de Chypre a connu un véritable « miracle économique » après la guerre. D'abord fondée sur son agriculture et sur le tourisme, il est ensuite fondé sur une politique fiscale généreuse et par le développement d'un secteur bancaire qui enfle considérablement lorsqu'il devient dans les années 1990 la plate-forme offshore préféré des riches oligarques de l'ex-URSS. Chypre entre dans l'UE en 2004 et dans la zone euro en 2007.

Crise chypriote

En 2011, le système chypriote explose. La restructuration de la dette grecque fait plonger un secteur bancaire qui avait acheté à tour de bras des bons grecs. Le pays ne peut faire face à la recapitalisation de ses deux grandes banques. Il en appelle d'abord à la Russie, qui lui prête fin 2011 2,5 milliards d'euros, puis, en mars 2013, à l'UE et au FMI. Chypre deviendra le « modèle » du renflouement par les déposants. Ceux qui disposent de plus de 100.000 euros sont contraints de renflouer les banques. La troïka prête 10 milliards d'euros. L'économie plonge (-5,4 % en 2013, -4,8 % prévue cette année), le chômage augmente jusqu'à 17 %.

Blessures vives

Nicosie veut être le « bon élève » de la troïka et dépasse souvent ses demandes. Mais ce « succès » s'appuie sur le contrôle des capitaux et aucun nouveau modèle ne semble se dessiner pour l'économie chypriote dans l'avenir, si ce n'est l'exploitation des richesses gazières au large de ses côtes. La misère économique du sud et la faiblesse du nord permettront-ils un rapprochement dans les années à venir ? Rien n'est moins sûr. En mars dernier, une crise gouvernementale a secoué Nicosie après l'ouverture de discussion avec la partie chypriote-turque. Les blessures de 1974 restent vives.