A quel jeu joue l'Allemagne ?

Par Romaric Godin  |   |  1713  mots
Angela Merkel tente de faire face à des injonctions contradictoires
Berlin réclame à la fois des réformes et de la relance. Une stratégie qui répond à des exigences internes, mais qui n'est guère utile à l'Europe.

Il est bien difficile de saisir ces derniers temps ce que veut vraiment le gouvernement allemand. Face au Bundestag et à l'opinion intérieure, Angela Merkel et son ministre fédéral des Finances, Wolfgang Schäuble, maintiennent une position des plus fermes. Pas de relance, pas de délai de grâce pour les « mauvais élèves » européen, en particulier la France... Berlin a présenté un projet budgétaire fédéral qui ne laisse guère de marge de manœuvre à l'investissement et donc à une relance de la demande allemande qui pourrait tirer la croissance européenne. Devant les députés allemands, Wolfgang Schäuble a martelé que « c'est une illusion de croire que l'on peut faire de la croissance avec des déficits. » Plus que jamais, l'Allemagne et l'austérité doivent rester le modèle de l'Europe dans l'esprit du gouvernement fédéral. « L'Allemagne a prouvé qu'une politique financière orientée vers la stabilité conduit à plus d'emplois et de croissance », a proclamé Wolfgang Schäuble ce jeudi 12 septembre devant le Bundestag. Tout le monde au régime allemand, donc.

Initiative franco-allemande sur la croissance

Mais, au même moment, l'Allemagne tient à l'Europe un discours bien différent. Mardi, Berlin a lancé avec Paris une « initiative pour la croissance » qui est un soutien au plan d'investissement du nouveau président de la Commission Jean-Claude Juncker. Jeudi, le Handelsblatt proclamait « la nouvelle unité » de la France et de l'Allemagne autour de cette question. Dans le texte que Wolfgang Schäuble et Michel Sapin ont envoyé à leurs collègues européens, on peut même lire, ces lignes rapportées par le quotidien allemand : « dans les temps de situations budgétaires tendues, les Etats doivent assurer une infrastructure adéquate. » Autrement dit, une simple politique d'austérité ne suffirait pas.

Pression intérieure

Schizophrénie ? En réalité, ce double discours traduit l'impasse dans laquelle se trouve aujourd'hui le gouvernement de Berlin. En Allemagne, sa position est très affaiblie par la montée des Eurosceptiques d'Alternative für Deutschland (AfD) qui ont atteint aux élections régionales de Saxe près de 10 % des voix et qui sont donnés à 7 % des voix dans les sondages au niveau national. Dimanche, les électeurs de Brandebourg et de Thuringe sont appelés également à renouveler leurs assemblées régionales. Les derniers sondages confirment la percée d'AfD avec respectivement 9 et 8 % des intentions de vote.

Cette opposition n'est pas anodine pour la CDU d'Angela Merkel : AfD est sur le point de remplacer le FDP libéral - désormais moribond - comme seule alternative à sa droite. Si les Eurosceptiques parviennent à s'imposer durablement dans le paysage politique allemand, ils seront la seule alternative de la CDU sur sa droite pour la « grande coalition. » La position des Conservateurs (qui, certes, pour le moment, sont assez peu touchés par les transferts de voix vers l'AfD) sera alors intenable. S'ils continuent de refuser de s'allier avec AfD et ils devront en permanence chercher des alliés vers leur gauche (SPD ou Verts), et le risque sera d'alimenter alors la fuite de l'aile droite de leur électorat vers AfD. Mais s'ils s'allient avec AfD, les électeurs centristes de la CDU risquent de s'effrayer et de préférer la SPD. Il faut donc à tout prix contenir la poussée eurosceptique et, pour cela, tenir un discours de fermeté sur le plan budgétaire et européen. Car toute concession à la reprise européenne risque d'être perçue en Allemagne comme un encouragement pour les « mauvais élèves » à abandonner les réformes et donc à « profiter de l'argent allemand pour vivre au dessus de leur moyen. » C'est l'obsession entretenu par AfD de « l'aléa moral. »

La pression de la BCE

Mais une seconde pression, considérable elle aussi, s'exerce sur le gouvernement de Berlin. Celle de Mario Draghi et de la BCE. Depuis son discours de Jackson Hole, fin août, le président de la BCE a pris acte de son impuissance et a demandé un soutien des Etats membres pour freiner la course de la zone euro vers la déflation. Ce soutien ne peut passer que par une relance de l'investissement public, puisque l'Etat est le seul agent économique qui, aujourd'hui, puisse agir. Les consommateurs sont au bout de leurs possibilités et les entreprises ne peuvent s'engager dans des dépenses, faute de débouchés. Angela Merkel n'aurait cure des remontrances du patron de la BCE, comme elle n'a eu cure de ceux de la France et de l'Italie auparavant, si Mario Draghi n'avait des moyens que ces deux pays n'ont pas. Il n'a ainsi ménagé ni la phobie inflationniste des Allemands, ni la susceptibilité des épargnants d'outre-Rhin. Il a baissé les taux jusqu'à la limite, a ponctionné les dépôts auprès de la banque centrale.

Il a surtout une arme de réserve qui fait très peur à Berlin : celui de lancer un vaste plan de rachat d'obligations d'Etat, le fameux Quantitative Easing. Si la BCE se lance dans cette option, Angela Merkel et Wolfgang Schäuble auront bien du mal à faire face à l'accusation d'AfD que l'euro plonge l'Allemagne dans une socialisation des dettes et dans une mutualisation des risques. Politiquement, ce serait extrêmement dangereux. Or, la menace est réelle et la BCE ne se cache pas d'exercer cette pression sur Berlin. Ce vendredi 12 septembre, le vice-président de la BCE, le Portugais Vitor Constancio, a indiqué dans le très influent quotidien Börsen Zeitung « qu'il ne pouvait certainement pas exclure la possibilité de racheter des titres d'Etat. » Tout en ajoutant : "nous préfèrerions ne pas le faire." Sous-entendu : agissez ou nous agirons. Une forme de chantage à peine voilé.

Face à ces injonctions contradictoires, la marge de manœuvre du gouvernement allemand est très faible. Elle doit donc donner prudemment des gages à chacun. Un budget à l'équilibre et pas de contribution directe à la relance européenne pour AfD et une volonté de relancer l'investissement pour complaire à la BCE. La question qui se pose immédiatement est de savoir si cette contradiction est soluble et si elle peut, comme beaucoup désormais pensent pouvoir le croire, ouvrir une porte de sortie de crise.

Le fond de la stratégie allemande

En réalité, la stratégie allemande n'a pas changé. Elle repose sur l'idée que le retour à la confiance passe par des promesses : budgétaires et économiques. On promet donc des milliards d'euros et des initiatives, mais aussi des « réformes » et de la consolidation budgétaire. Le ministère de Wolfgang Schäuble a affirmé sur Twitter que, avant toute relance, « la croissance en Europe suppose aussi que les Etats respectent leurs devoirs budgétaires. »

Le pari est donc le suivant : faire miroiter aux entreprises des marchés et des baisses du coût du travail pour les inciter à relancer leurs dépenses dès maintenant. Cette stratégie rappelle celle menée en 2012, lorsque l'Europe s'enfonçait dans la crise, mais que tous les politiques annonçaient la sortie de crise et l'arrivée prochaine, grâce au moteur des exportations, des lendemains qui chantent. Mais la demande externe n'a pas suffi et la pression exercée sur la demande intérieure a enfoncé la zone euro dans une logique menant irrémédiablement à la déflation.

Le danger des « réformes » en période de basses eaux

En sera-t-il autrement cette fois-ci ? C'est peu probable. Concrètement, la « relance » européenne ne sera possible que contre une « accélération des réformes. » Berlin ne cèdera rien sans des avancées sur ce front. Or, le problème de beaucoup d'entreprises européennes, c'est leurs carnets de commande; celui des consommateurs, c'est leur emploi. L'absence de débouchés pour les produits est aggravée par les politiques de consolidations budgétaires et de « réformes structurelles. » Prévoyant à cette annonce, un risque pour l'emploi, les commandes et les revenus, les agents économiques refusent de dépenser plus et accélèrent leur désendettement.

On peut juger que les réformes structurelles sont nécessaires pour dynamiser la croissance à long terme, mais leur effet est nécessairement négatif à court et moyen terme. Or, les réaliser en période de basses-eaux conjoncturelles entraîne inévitablement le pays dans la déflation. D'autant que l'Allemagne continue de protéger sa compétitivité coût, ce qui rend plus difficile l'efficacité de ces réformes. Si on baisse le coût du travail et que l'Allemagne l'augmente à un rythme faible, l'effort n'est pas partagé et l'effet sur la demande des autres pays est violent. Sans compter que chaque pays le fait de façon simultanée et que cette concurrence entretient encore l'effet récessif et déflationniste. Face à cette situation, les mesures de la BCE sont inopérantes : la demande de crédit va rester faible, même si l'offre abonde.

Faibles promesses

Face à cette situation, les promesses de relance des infrastructures et le plan Juncker semble peu à même de compenser les inquiétudes. 300 milliards d'euros peut sembler un chiffre astronomique, mais rapporté au PIB de l'UE (19.000 milliards d'euros environ), à la durée du plan (trois ans) et à sa forme (trouver un « effet de levier » via la BEI pour dynamiser les investissements privés), c'est en réalité bien peu. L'effet sur la confiance, même gonflée par les propos politiques, sera sans doute très faible si, comme le veut Berlin, ce plan est accompagné de vastes réformes pour baisser le coût du travail.

Otage de la logique interne à l'Allemagne

Comme depuis 2010 (on se souvient alors qu'une élection régionale avait reporté de trois mois les décisions sur la question grecque), l'Europe demeure donc l'otage des exigences politiques allemandes. La voie étroite imposée par d'Angela Merkel empêche la zone euro de mettre tous les sujets sur la table : l'endettement des Etats, une relance ambitieuse, la convergence des économies et une coopération entre les Etats et la BCE. Le jeu joué par Berlin semble donc encore perdant à coup sûr.