Pourquoi les grands de ce monde ont peur de l'indépendance écossaise

Par Romaric Godin  |   |  2036  mots
Jour J pour l'Ecosse qui doit voter pour ou contre son indépendance
A quelques heures d'un vote indécis sur l'indépendance écossaise, le monde entier semble se mobiliser pour le "non". Pourquoi cette peur et est-elle justifiée ?

Il ne manque guère plus que le Vatican et la Confrérie du Fromage de Tête ! A quelques heures du référendum écossais sur l'indépendance et alors que les sondages peinent à donner un résultat sûr, les grands de ce monde se sont mobilisés pour faire barrage au « oui. » La Reine Elisabeth II, que les Ecossais veulent pourtant conserver comme souveraine en cas d'indépendance, a appelé ce week-end les électeurs à « bien réfléchir » avant de voter. Washington et Pékin ont fait savoir leur préférence pour le maintien de l'Union. Paris et Madrid ne s'en cachent guère. La Royal Bank of Scotland a prévenu qu'elle quitterait Edimbourg pour Londres en cas de « oui » et les investisseurs se montrent nerveux.
Pourquoi une telle angoisse ? Pourquoi ces gouvernements se rangent-ils tous dans le camp du « non » ? Et leurs craintes sont-elles justifiées ?

1. Le risque de contagion

Un des principaux dangers mis en avant, c'est que l'indépendance écossaise ne donne des idées à d'autres régions et ne créé un précédent.  On pense évidemment à la Catalogne où, le 11 septembre, les partisans de l'indépendance se sont fortement mobilisés, galvanisés sans doute par les bons scores du « oui » écossais. Si l'Ecosse vote pour son indépendance, l'interdiction du référendum d'autodétermination catalan du 9 novembre par le tribunal constitutionnel espagnol (dont on attend encore confirmation) sera très difficile à justifier. Dans ce cas, la population catalane pourrait se radicaliser, préférant la position de la Gauche Républicaine (ERC), favorable à une rupture avec la légalité espagnole, à celle des modérés de CiU.
Derrière la Catalogne se dresse déjà le problème basque. Et puis, les Flamands pourraient, eux aussi, à terme, demander un référendum pour mettre fin à l'Etat belge. Mais la Ligue du Nord italienne qui avait depuis quelques années abandonné le thème de l'indépendance de la « Padanie » pour se concentrer sur le rejet de l'euro et de l'immigration semble vouloir retrouver, dans le sillage écossais, ses racines séparatistes.

Pourtant, cette « peur » semble bien artificielle. En dehors du cas espagnol, les autres régions d'Europe ne semblent pas, pour le moment, réellement concernées : la N-VA flamande se prépare à entrer dans le gouvernement fédéral belge et la Ligue du nord italienne reporte l'indépendance de la "Padanie" à bien plus tard...

Le problème du précédent écossaise n'est pas celui du « oui » ou du « non » écossais. C'est celui du référendum lui-même. Dès lors que Londres a accepté ce principe de l'autodétermination, il est logique que d'autres régions réclament ce même droit. Et si l'Ecosse dit « non », la Catalogne peut néanmoins exiger que l'on « sache », sans préjuger du résultat. Les Britanniques ont joué avec le feu en pensant que l'indépendance était une lubie des Nationalistes écossais et que l'on ne craignait rien. Mais ils ont ouvert la boîte de Pandore et il est bien tard à présent pour venir supplier le peuple écossais de « bien » voter. Quel que soit le résultat du vote du 18 septembre, il justifie par son existence même la tenue d'autres référendums.

Si un « oui » écossais peut galvaniser les énergies, il faut également se souvenir que les pressions souverainistes en Europe ne sont pas nées en 2014. Elles sont le fruit d'une histoire, de la persistance de cultures et souvent de choix politiques désastreux. Si les Catalans finissent un jour par créer leur Etat, ils ne le devront pas tant aux Ecossais qu'aux tendances centralisatrices des Bourbons reprises jusqu'à l'excès par le Franquisme. Ils le devront à leur capacité à faire vivre leur langue et leur culture propre contre l'adversité. Un « non » écossais n'éteindront pas les moteurs de  l'indépendantisme, économique comme culturel, dans les autres régions d'Europe. L'Espagne ne se débarrassera pas du problème basque ou catalan par un refus écossais de choisir l'indépendance.

2. L'intangibilité des frontières

Une autre crainte est évidemment celle de l'intangibilité des frontières. Quelques mois après la non reconnaissance de l'annexion de la Crimée par la Russie, alors que le sort du Donbass, à l'est de l'Ukraine, est incertain, Américains et Européens ne veulent pas entendre parler de nouvel Etat en Europe. Moscou aura alors beau jeu de s'interroger sur la reconnaissance d'une Ecosse indépendante après un vote à 51 % quand on a refusé la séparation de la Crimée, acquise à 90 %. Evidemment, on peut dire que l'Ecosse ne cherche pas à se rapprocher d'une puissance qui occupe son territoire, mais cela fait désordre.

Surtout, Washington se méfie de cette nouvelle Ecosse où le « oui » à l'indépendance doit beaucoup au pacifisme et au rejet de l'entrée en guerre des Britanniques en Irak en 2003. Les Etats-Unis n'ont guère intérêt à voir leurs alliés britanniques et espagnols s'affaiblir alors que les tensions avec Moscou reprennent, pas davantage qu'elle ne pourra admettre une Ecosse pacifiste.

Cet argument est évidemment en opposition avec le principe démocratique. Si l'Ecosse veut son indépendance et vote en sa faveur, Washington et l'OTAN devront faire avec. Les négociations qui suivront le référendum de jeudi décideront de la future position géopolitique de ce pays. En réalité, rien n'est moins intangible que des frontières et notre époque ne fait pas exception, loin de là. Quiconque consultera une carte de l'Europe de 1984 et la comparera à celle d'aujourd'hui pourra s'en convaincre aisément. Comment blâmer la volonté des Ecossais sanctionnée par un vote lorsque l'on a applaudi à une réunification allemande obtenue sans vote et négociée dans l'huis clos diplomatique ? La réalité est qu'il y a des « bons » et des « mauvais » changements de frontières pour les élites européennes et américaines. Mais une telle dissymétrie ne saurait être justifiable.

3. La désobéissance des peuples

Un « oui » écossais serait un coup de tonnerre pour l'ensemble des élites britanniques et européennes. Pendant des mois, ces dernières n'ont pas pris au sérieux les revendications d'indépendance de l'Ecosse. C'est pour cela que l'on a accepté à Londres le référendum : pour humilier les Nationalistes écossais. Mais le mépris des élites pour des aspirations qu'il était de bon ton de réduire à de simples « passions folkloriques » (qu'il suffise d'observer ces illustrations de kilts dès qu'il s'agit de ce référendum) a eu un effet contre-productif. Le « oui » a gagné du terrain. On a alors joué sur la peur du changement et chaque politique, chaque économiste y est allé de son petit scénario apocalyptique en cas d'indépendance. Et là encore, l'effet a été contre-productif et le « non » a perdu du terrain. En cas de victoire du « oui », les élites et les experts subiront un camouflet digne de celui reçu lors des référendums français et néerlandais sur la Constitution européenne en 2005.

On comprend que, partout, on tente de s'en prémunir. D'autant que, si le « oui » gagne jeudi, on devrait se rendre compte que l'indépendance écossaise n'est pas le septième sceau de l'apocalypse. Au camouflet s'ajoutera donc le manque de sérieux. Les élites seront partout fragilisées. Mais là encore, leurs efforts semblent cependant assez vains. Même si le « non » l'emporte, preuve aura été faite que les « sages conseils » des élites ne sont plus guère écoutés des peuples. La campagne a prouvé que les comportements de « maître à élèves » n'ont plus guère de prise sur les décisions. Ce sera une leçon pour toute l'Europe. S'il y a victoire du « non », elle sera due aux décisions du gouvernement britannique de prendre au sérieux le « oui », notamment celle d'accorder une plus large autonomie à l'Ecosse et de protéger le système de santé public du pays. Autrement dit, cette campagne écossaise a conduit les dirigeants à prendre des leçons du peuple en leur accordant des concessions, pas l'inverse. L'humiliation des élites a déjà eu lieu, quel que soit le résultat.

4. Le risque économique

C'est depuis la publication du 1er sondage qui a donné le « oui » en tête, le principal risque avancé. Pas un économiste ne prédit une catastrophe si l'Union Jack cède la place à la Croix de Saint-André sur le château d'Edimbourg. L'affaire parvient même à mettre d'accord - c'est si rare de nos jours - Keynésiens et Ricardiens. Paul Krugman, dans son blog du New York Times, a prédit un sort à l'espagnole à l'Ecosse. D'autres prévoient une fuite des capitaux, un appauvrissement généralisée, une crise de la livre, etc.

Là encore, tout ceci semble exagéré. En quittant le Royaume-Uni, l'Ecosse ne disparaîtra pas. Elle ne rejoindra pas le Pacte de Varsovie et ne deviendra pas une nouvelle Corée du Nord coupée du monde. La création de nouvelles frontières ne signifient pas un arrêt du commerce avec le nouvel Etat, pas davantage une baisse de ce dernier puisque les Nationalistes écossais ne réclament pas de droits de douane. L'économie écossaise est avancée et développée. Elle n'a aucune raison, avec ses 5 millions d'habitants de moins attirer les investisseurs que des économies de même taille en Europe. L'Ecosse serait-elle exclue de l'UE ? Mais, en tant que territoire membre de l'UE jusqu'à ce jour, sa législation serait basée sur le droit européen et britannique. Rien qui ne puisse effrayer un investisseur. Rappelons du reste qu'il existe en Europe des pays prospères non membres de l'UE (Norvège, Suisse, Islande).

Certes, il existe des questions épineuses : partage de la dette, de l'actif de la Banque d'Angleterre, de la monnaie. Mais l'indépendance écossaise aura un avantage considérable : celui d'être non une indépendance violente, mais une indépendance négociée. Le gouvernement écossais s'est donné 18 mois pour régler ces problèmes. Londres n'a aucun intérêt à entretenir l'incertitude sur l'avenir de l'Ecosse, ni à voir l'économie écossaise s'effondrer. Il devrait donc y avoir des solutions satisfaisantes évitant une crise d'importance. De fait, si, dans l'histoire, les indépendances peuvent provoquer des chocs économiques, notamment dans les pays nouvellement indépendants, elles ne conduisent pas à des crises d'importance mondiale. Que l'on songe à la séparation tchécoslovaque de 1993 où le nouvel Etat créé, la Slovaquie, avait la taille de l'Ecosse, mais où la République tchèque était en théorie moins prête à résister à un tel choc.

Sur le plan monétaire, les Ecossais entendent conserver la livre. Ce choix est contestable, mais il est le leur. Si aucune modalité d'une union monétaire ne peut être trouvée, l'Ecosse utilisera la livre sans accord du Royaume-Uni. Ce choix conduira sans doute l'Ecosse à devoir pratiquer des taux élevés pour attirer les devises. Après quelques années, il y a fort à parier que le pays quittera la zone livre pour voler de ses propres ailes monétaires. C'est ce qu'on fait les anciens dominions britanniques (Australie, Nouvelle Zélande, Canada), sans que cela ne provoque de crise mondiale. L'économiste américain Andrew Rose en 2006 a travaillé sur 70 cas de sorties d'union monétaire et a comparé les conséquences économiques de cette sortie à l'évolution de ceux qui sont restés dans les unions monétaires. Il en a conclu qu'il « n'existe aucun mouvement notable macroéconomique avant, durant ou après les sorties. » Même si l'Ecosse adopte sa propre monnaie (ce qu'elle ne fera pas à coup sûr en 2015), les conséquences seront donc limitées.

Les cris d'orfraies autour de l'indépendance écossaise ressemblent donc surtout à un mélodrame visant à peser sur le scrutin. Ce sont surtout des cris de panique face à une situation qui échappent à ceux qui pensent pouvoir tout contrôler...

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>>> FOCUS Indépendance écossaise : le royaume désuni ?

L'Ecosse et ses velléité d'indépendance décryptées par Marc-Antoine de Poret.