Comment le "bingo" du gouvernement n'a pas sauvé mon réveillon

Par Romaric Godin  |   |  1563  mots
Le gouvernement n'a pas sauvé tous les réveillons...
Le gouvernement a mis à la disposition des internautes un site "bingo, repas de famille" qui propose des réponses aux critiques en cas de repas de famille un peu trop portés sur la politique. La Tribune a testé pour vous.

Soucieux de la concorde nationale, le gouvernement avait tout prévu pour clore les discussions politiques lors des réveillons de fin d'année. Une discussion de famille arrive sur la politique et menace de tourner vinaigre ? Un regard sur le site consacré au « bingo repas de famille » du gouvernement et l'affaire est réglée. « Vous accéderez à des informations simples et concises pour casser les idées reçues », promet le site de Matignon. Mais n'était-ce pas là encore promesses en l'air ? La Tribune vous propose le témoignage d'un réveillonneur qui a tenté de sauver ses agapes en s'appuyant sur l'argumentaire gouvernemental. Récit.

Les impôts

Lors de l'apéritif, l'ambiance est assez morose. L'oncle Bernard renonce à son petit pastis habituel, à la grande stupéfaction de Georgette, sa cousine, qui s'inquiète : « on ne t'as jamais vu refuser un pastis, Bernard, que se passe-t-il ? Tu es malade ? » C'est vrai qu'il a le tient verdâtre, Bernard. « Oui, je suis malade et ce qui me rend malade, c'est ma feuille d'impôt. Cette année, j'ai dû renoncer à mes vacances au Crotoy, où je me rendais pourtant chaque hiver depuis 25 ans ! Tout ça pour payer mon dernier tiers. Et puis, l'an prochain, ce sera rebelote : mon avis d'imposition m'a fait perdre connaissance, j'ai dû prendre une semaine d'arrêt maladie pour me remettre. » Bébert, son voisin de canapé, acquiesce : « les impôts, de toutes façons, ils n'arrêtent pas d'augmenter... »

Bingo ! Le gouvernement a justement prévu cette remarque, je clique, et pour mettre fin à une discussion qui menace déjà le réveillon, je récite : « c'est faux ! Il y a eu une augmentation depuis 2010. Mais les choses ont changé. En septembre, l'impôt sur le revenu d'un ménage imposé sur cinq a baissé. Cette année et l'année prochaine, ce sont en tout 9 millions de ménages qui bénéficieront d'une baisse de leur impôt sur le revenu. » Assez satisfait de mon effet, je regarde autour de moi. Je ne rencontre qu'un mélange de stupéfaction, d'incompréhension et d'incrédulité.

Au bout de quelques minutes d'un silence qui me parut durer des heures, Bernard fait la moue et affirme : « en tout cas, moi, mes impôts, ils n'ont pas baissé. » Jean-Christophe, le beau-frère syndicaliste de Bébert, ajoute : « sans compter qu'en 2015, la part patronale des cotisations de prévoyance complémentaires seront fiscalisables : tous les salariés vont payer des impôts sur de l'argent qu'ils n'ont pas touché et sur des sommes payés par les employeurs ! Si tu appelle ça une baisse d'impôt... » Dans l'assistance surgit des « ben voilà », « il a raison », « et alors, qu'est-ce qu'il va répondre le porte-parole du gouvernement ? » Je suis un peu perdu, lorsque Jean-Christophe me sauve en ajoutant : « de toute façon, l'État fait tout pour les patrons... »

La baisse des charges

Bingo ! Le gouvernement a prévu la réponse du beau-frère de Bébert. Je clique et répète ce que je vois : « Tu confonds patrons et entreprises... Ce gouvernement aide les entreprises, parce qu'elles sont indispensables pour créer de la croissance et créer de l'emploi... » Je ne peux pas finir l'argumentaire de Matignon que Pierre, le frère de la belle-sœur de Bernard, qui dirige une PME dans l'Eure-et-Loire, me coupe violemment la parole : « N'importe quoi ! S'il veut vraiment les aider, les entreprises, ton gouvernement devrait baisser les charges, parce que, nous, on croule sous les charges.... » Nouveau Bingo ! Le gouvernement avait prévu la charge de Pierre. Je récite : « le gouvernement n'arrête pas de baisser les cotisations des entreprises : le CICE, les cotisations famille, zéro charge sur le SMIC, ... ! D'ailleurs tu savais que le coût du travail est moins élevé en France qu'en Allemagne maintenant, dans l'industrie ? Le coût horaire est de 36,8 euros en France contre 38,5 en Allemagne. Et ce n'est qu'un début, puisqu'une baisse de 40 milliards d'euros du coût du travail et des impôts des entreprises est à l'œuvre. »

Là encore, la stupéfaction est générale et le silence complet. Martin fait les gros yeux. Il s'avance vers moi : « toi, t'y connais rien à la réalité, d'accord ? Ton CICE je n'en ai pas vu la couleur et moi, ce que je peux te dire, c'est que nous, les petits patrons, on est pris à la gorge. Mais toi, tu y comprends rien, tu préfères ânonner ta propagande gouvernementale. » Lucette, sa femme, s'interpose. « Voyons, Pierre, calme-toi. » Ma cousine Berthe, connue pour chausser du 45, se tourne vers moi en colère : « le repas n'a même pas commencé que tu es parvenu à semer la zizanie. Bravo ! » Soudain, derrière moi, Gaston, l'ami de Jean-Christophe, ancien militant socialiste, m'interpelle : « c'est ça ta politique ? Baisser le coût du travail pour faire moins cher que les Allemands ? Pour appauvrir encore les salariés ? C'est ça, la gauche, faire de l'austérité ? »

L'austérité

Je ne peux m'empêcher de cliquer sur la réponse à l'objection : « le problème, c'est l'austérité. » J'essaie de réciter le moins possible. « 60.000 postes en plus dans l'Éducation nationale, 5.000 dans la justice, la police et la gendarmerie, baisses d'impôts pour certains ménages et augmentation de certaines prestations sociales... Tu diras ce que tu veux, mais ça ne ressemble pas vraiment à de l'austérité... » Gaston fulmine. Il devient tout rouge. « Et tes 50 milliards d'économie, tu vas les trouver où ? Et les hausses d'impôts, ce n'est pas de l'austérité peut-être ? Et quand Bruxelles va te demander en mars de couper encore dans le budget, tu feras quoi ? Parce que c'est l'Europe qui a la main sur le budget...»

L'Europe

Malgré les regards de plus en plus noirs qui m'entourent, je tente une dernière fois de sauver la soirée grâce au site gouvernemental. « Ce que la France fait, elle le fait d'abord pour elle-même. Par ailleurs, si on veut lutter efficacement contre la crise, il faut coordonner nos efforts en Europe. C'est pour ça que la France défend l'idée d'une baisse de l'euro, d'une relance de la croissance à cette échelle... Et de fait, l'euro baisse, et la Commission européenne vient d'annoncer un plan de relance de 300 milliards d'euros d'investissements. » Cette fois, l'éclat de rire est général. Raymond, le fils de Bébert, qui est conseiller de patrimoine me fait la leçon : « Tu veux parler du plan Juncker ? Cette usine à gaz où on espère faire 315 milliards avec 21. Même dans les années 2000, on n'osait pas vendre un tel effet de levier, sauf aux gogos, bien sûr... »

La réduction des dépenses

Jean-Christophe n'est pas en reste : « N'empêche qu'on ne l'a pas rêvée la pression de la Commission et où as-tu vu que l'on coordonnait nos efforts en Europe ? L'Allemagne refuse tout effort et elle nous en demande. On va finir comme la Grèce, par crever de l'austérité, à cause de ton gouvernement ! » Martin saisit la balle au bond. « Oui, comme la Grèce, parce que l'on dépense trop. Ton gouvernement, il est incapable de faire de vrais économies pour baisser les charges... » Malgré la tension, je clique sur la réponse que me propose le gouvernement : « On a réduit le déficit de 5,1% à 4,1 % entre 2011 et 2013... Et on va faire 50 milliards d'économies supplémentaires dans les 3 prochaines années... On ne peut pas vraiment dire qu'on dépense à tout-va : on n'a jamais fait autant d'économies. » Gaston ricane : « Ah ben tiens, je croyais qu'on ne faisait pas d'austérité ? » Pierre rigole : « on n'avait pas dit en 2012 qu'on devait être à 3 % de déficit ? » Pris en tenaille, je recule, je cherche une réponse, rien à faire.

Satisfactions de fin de soirée

Pendant ce temps, la situation s'est envenimée entre Jean-Christophe et Pierre. les mots doux fusent : « Néolibéral ! Exploiteur ! Vendu aux Allemands », d'un côté ; « Feignasse syndicaliste ! Bolcheviste keynésien ! Nationaliste obtus ! », de l'autre. Les huîtres commencent à voler. « Tout ça, c'est de ta faute, qu'est-ce qui t'as pris ? », s'énerve Berthe. Je m'éclipse, renonçant à utiliser encore les réponses du gouvernement « pour casser les idées reçues » et sauver les réveillons.

Sur le chemin du retour, je me rends compte que, du coup, je n'ai pas dîné. Je veux retirer de l'argent pour acheter une boîte de maïs dans la rare épicerie encore ouverte. L'automate me refuse les 20 euros que je lui demande. Je jette du dernier coup d'œil sur le site du gouvernement. En réponse à « je n'arrive plus à boucler mes fins de mois », il est écrit : « C'est pour ça que le gouvernement a pris une série de mesures pour le pouvoir d'achat : baisse de l'impôt sur le revenu pour certains ménages, réforme du mode de calcul du prix du gaz et de l'électricité, frais d'agences immobilières réduits (divisés par 2 à Paris), encadrement des loyers à la relocation, ... Sans compter la loi consommation qui permet de réduire le prix de bien des choses : assurance emprunteur, produits à lentilles, tests de grossesse... » Les boîtes de conserve n'étant pas incluses dans ces mesures, je me couche à jeun, mais heureux d'avoir contribué à la concorde nationale...