Le discours du haut de gamme, la réalité des salaires

Par Jean-Charles Simon  |   |  1580  mots
François Hollande l'a annoncé : il ne touchera pas au CICE. Pourtant, pour qu'il soit vraiment efficace pour la recherche-développement, il faudrait qu'il concerne les salaires des chercheurs et des ingénieurs... plus que des ouvriers.
Du Crédit Impôt Compétitivité Emploi au Crédit Impôt Recherche, les politiques sont pleins de bonnes intentions pour favoriser la production haut de gamme des entreprises françaises. Mais pour notre contributeur, Jean-Charles Simon, ces outils sont inefficaces, car mal ciblés. Explications avec en bonus, le graphique qui "tue" la France, en montrant sa trop forte spécialisation dans le travail non qualifié, au détriment du haut de gamme et de la R&D...

Les pouvoirs publics français portent depuis des décennies un discours à peu près invariant, quelles que soient les majorités, en faveur de la recherche, de l'innovation et des hautes technologies. Et pourtant, les mêmes n'auront cessé de mettre en place des politiques contraires à leurs proclamations. Car la France se spécialise de plus en plus sur des activités dites peu qualifiées, et en tout cas à bas salaires.

L'exhortation de l'État à faire davantage de R&D et de haute technologie a pris progressivement la forme d'une mise en cause des entreprises. On stigmatise des patrons obtus ou des actionnaires voraces qui n'auraient que l'obsession du court terme, ne comprendraient rien aux enjeux de la R&D et seraient incapables de monter en gamme ou d'exporter davantage… Au cours des derniers mois, ces sermons adressés aux activités en difficulté, industrielles en particulier, ont redoublé. D'où, naturellement, l'indispensable intervention de l'État pour remettre les entreprises concernées dans le droit chemin…

 Une économie spécialisée sur des activités qui recourent peu à la R&D

Une telle critique du secteur privé est assez sidérante de la part d'élus dont le bilan collectif de gestion des finances publiques et des organisations qui en dépendent est pour le moins calamiteux. Mais il est surtout infondé. Déjà, le rapport Beffa de 2005, peu suspect d'hostilité à l'intervention de l'État, pointait la principale responsabilité d'une moindre R&D privée en France : la spécialisation de notre économie sur des activités qui y recourent peu. Autrement dit, à activité comparable, une entreprise française et ses homologues étrangers ont des profils tout à fait similaires d'investissement en R&D.

Mais les secteurs les plus intensifs en R&D sont tout simplement moins développés chez nous. En 2011, la France était ainsi 15ème sur 17 dans la zone euro pour la part de l'industrie dans la valeur ajoutée, comme le rappelait le rapport Gallois de 2012. Le rapport Beffa montrait pour sa part une spécialisation de l'industrie sur des segments moins high-tech que nos principaux concurrents.

Le record des prélèvements sociaux

Comment l'expliquer ? Les facteurs de spécialisation d'une économie sont bien entendu multiples, et touchent à des dimensions très structurelles - le système de formation initiale, l'histoire économique industrielle ou même la géographie. Mais le cas de la France est assez édifiant quant à la dégradation apparente du poids de son industrie et de ses parts de marché à l'export au cours des dernières décennies, tandis que sa R&D privée reste à la traîne. Or, il y a une problématique qui crève les yeux, ravivée par la manière dont le crédit d'impôt compétitivité emploi (CICE) a été mis en place : la France a le record de prélèvements sociaux sur le travail, et elle s'est préoccupée d'alléger exclusivement ceux qui pèsent sur les bas salaires.

Les cotisations patronales, dont nous sommes les champions, sont a priori strictement proportionnelles au salaire. Et leur niveau est à peu près constant jusqu'à des rémunérations si élevées que ce qui passe au-delà (en l'occurrence, au-dessus de huit fois le plafond annuel de la sécurité sociale, c'est- à-dire près de 300 000 euros par an) concerne très peu de salariés.

Allègement des cotisations des plus bas salaires

Mais depuis les gouvernements Balladur et Juppé, et de manière très amplifiée avec la mise en place des 35 heures, les pouvoirs publics ont massivement allégé ces cotisations au bas de l'échelle des rémunérations. Le CICE, suite gouvernementale du rapport Gallois, rajoute une couche importante à cette différentiation, s'arrêtant à 2,5 SMIC - bien en-deçà de la préconisation du rapport, à 3,5 SMIC -, et créant au passage un nouveau seuil dans l'échelle du coût du travail.

Un petit graphique valant mieux en la matière qu'un long développement, voici le taux de cotisations sociales patronales que doit acquitter une entreprise en fonction du salaire brut, avant et après mise en place à plein régime du CICE (donc à compter des salaires versés en 2014, même si le CICE ne sera récupérable que plus tard…). Pour bien faire, ajoutons ce qu'il en est en Allemagne. Où, comme dans beaucoup de pays, les cotisations patronales sont à la fois bien plus légères globalement et plafonnées bien plus bas dans l'échelle des rémunérations.

Taux de cotisations patronales en % du salaire brut, avant et après le CICE en France, et en Allemagne (le taux français hors allégements est arrondi à 45 %, pouvant être légèrement supérieur ou inférieur en fonction notamment des cotisations AT-MP, propres à chaque activité, et du versement transports, dépendant de la localisation)

 

Le CICE rate sa cible

Il suffit de regarder ce graphique pour réaliser qu'investir et embaucher en France est nettement moins pénalisé avec des salariés au Smic qu'en devant payer des collaborateurs à des niveaux trois fois plus élevés… Au passage, le CICE rate donc sa cible proclamée (les secteurs les plus favorisés n'étant pas du tout l'industrie, dont le CICE sera inférieur à la moyenne pour ses entreprises).

Mais en l'espèce, ce gouvernement n'est pas à accabler davantage que le précédent : la "TVA sociale" votée avant la présidentielle de 2012 et jamais entrée en vigueur aurait donné un profil de taux de cotisations patronales similaire. Les gouvernements de droite de 2002 à 2012 auront d'ailleurs été des champions des avantages donnés aux secteurs à bas salaires, Jean-Louis Borloo ayant particulièrement œuvré à ce sujet avec les services à la personne ou les aides au bâtiment.

Les partenaires sociaux en rajoutent une louche

Quant aux partenaires sociaux, ils partagent pleinement cette responsabilité des pouvoirs publics. Au cours du seul premier trimestre 2013, ils auront allègrement décidé d'une augmentation des cotisations de retraite complémentaire obligatoire (Agirc et Arrco) et imposé la complémentaire santé en entreprise, qui touchera surtout des TPE. Facture estimée en sus des cotisations patronales existantes : 4 milliards d'euros par an à plein régime, à partir de 2016.

Cette spécialisation sur les bas salaires n'est d'ailleurs pas encouragée exclusivement par la structure de nos cotisations patronales. Toute la fiscalité des entreprises pénalise les activités à hautes rémunérations et forte intensité d'investissements : en plus des cotisations sociales, la France a aussi le record des « impôts sur les facteurs de production », comprenez ceux qui viennent en amont du résultat.

Exemple : l'ancienne taxe professionnelle, dont le principal succédané frappe la valeur ajoutée (autant que celle-ci soit la plus faible possible…). Et on a échappé de peu à une ponction sur l'excédent brut d'exploitation, avant que le gouvernement privilégie finalement une augmentation (« temporaire ») de l'impôt sur les sociétés. Enfin, dans le secteur financier, la taxe sur les salaires atteint des niveaux délirants, et elle est en plus progressive ! Sans que cela empêche les interrogations et protestations ingénues des pouvoirs publics sur l'attrition de la place de Paris…

Le Crédit Impôt Recherche, un îlot perdu dans l'océan des prélèvements

Il serait incomplet et injuste de ne pas mentionner le crédit impôt recherche (CIR), le contre-exemple des autres politiques suivies en France, dont l'ampleur est très significative pour les dépenses et investissements concernés. Il aura permis de sauver et parfois même de stimuler l'implantation d'activités de R&D en France.

Mais il s'agit d'un petit ilot perdu dans l'océan de nos prélèvements, touchant des personnels et investissements bien précis. Ce n'est qu'un crédit d'IS, avec les délais et aléas que cela comporte (même s'il est encaissé au plus tard dans les trois ans), pas toujours facile à prendre en compte lors de l'examen de la rentabilité d'un projet, et non un impact direct et immédiat sur le cash-flow comme pour les allègements sur les bas salaires. Il reste complexe, et son contrôle semble être de plus en plus tatillon.

L'aveu du problème des salaires des équipes de R&D

L'existence du CIR est surtout une forme d'aveu, et d'abord celui du problème posé par le coût des salaires d'équipes de R&D au régime de droit commun des cotisations patronales. Mais comme il est difficile d'avoir uniquement des chercheurs sans autres personnes qualifiées autour - dont les salaires, eux, ne sont pas éligibles au CIR - ni investissements hors R&D, les écosystèmes concernés restent fragiles. Enfin, il y a de nombreuses activités hautement qualifiées et à forte valeur ajoutée qui ne pourront de toute façon jamais être apparentées à de la R&D.

Coincées entre des grands groupes très performants qui ont tendance à déployer leurs ressources à l'international, et une sphère publique pléthorique qui draine une part excessive des mieux formés, les autres activités risquent donc de se concentrer sur les secteurs bénéficiant d'allégements de charges et moins exposés à la concurrence extérieure. A moins que l'on adapte enfin les contraintes réelles aux ambitions affichées.