Dépenses publiques : pas de solution sans un autre modèle

Par Jean-Charles Simon  |   |  1582  mots
Alors qu’on attend toujours de voir les fameuses pistes qui doivent permettre d’économiser 50 milliards de dépenses publiques d’ici 2017, et tandis que 2013 aura été une année record pour ces dépenses publiques, à 57,1% du PIB, le modèle français mérite réflexion. Par certains côtés, il a des effets anti-redistributifs largement ignorés par ceux-là mêmes qui se plaignent du niveau des prélèvements obligatoires...

Ce qui rend si compliqué la réforme de la dépense publique, malgré les injonctions et les urgences - trop de déficit et de dette, trop de prélèvements qui pèsent sur la compétitivité des entreprises et sur l'emploi -, c'est d'abord que rien dans nos institutions n'y incite. Comme le législateur ne fait guère plus que chambre d'enregistrement de l'action du gouvernement, celui-ci légifère. D'abord parce que c'est beaucoup plus gratifiant que d'administrer : les médias parlent des lois, et chaque ministre veut donc la sienne. Ensuite, parce que c'est souvent moins risqué. Les effets d'une loi peuvent mettre des mois voire des années à se faire sentir : c'est un successeur qui les gèrera. Tandis qu'une tension avec une administration, c'est sûrement des problèmes immédiats, et d'éventuels bénéfices pour plus tard… donc un autre.

Comme tout le monde veut légiférer, personne ou presque n'administre. Les ministres créent avec leurs cabinets des bulles fermées au service de trajectoires personnelles, dont les administrations rattachées ne sont généralement qu'une ressource. Dès lors, les vraies réformes de ces administrations sont rares. Et les impulsions de diminution des dépenses qui traversent par moment la classe politique par mauvais temps économique s'apparentent à des couperets décidés d'en haut, parfois inapplicables, frappant au moins autant le service indispensable déjà paupérisé qu'une mission devenue inutile qu'il faudrait savoir supprimer.

Ce n'est pas mieux au niveau des collectivités locales. Depuis 30 ans, la France aura réussi l'exploit de procéder à une dévolution de responsabilités toujours plus nombreuses à des collectivités elles-mêmes démultipliées (régions, intercommunalités...). Sans le moindre effet apparent sur l'allégement de l'appareil d'Etat. Les élections municipales en auront témoigné : fondé ou non, le sentiment d'un poids croissant et écrasant des impôts locaux suscite d'autant plus l'incompréhension que l'Etat effectuait son propre « choc fiscal » au cours des trois dernières années.

Mais les dépenses qui ne cessent de croître et monopolisent l'essentiel de nos ressources aujourd'hui sont d'abord celles de notre protection sociale. A près d'un tiers du PIB - donc près de 60% du total des dépenses publiques -, nous détenons un record mondial pour l'amplitude de ce circuit de prélèvements et de redistribution. Le financer - aujourd'hui encore largement sur les revenus du travail - devient une gageure dans une époque de vieillissement de la population et de faible croissance potentielle.

Les opposants à toute remise en cause du modèle social français font valoir deux arguments majeurs, en partie fondés. Tout d'abord, renvoyer à chacun et donc au privé une partie de ces dépenses ne garantit pas que celles-ci seront moins élevées. Le contre-modèle donné étant toujours celui de la santé aux Etats-Unis, avec des dépenses supérieures à celles des autres pays bien qu'elles soient largement privées (même si une partie de ces dépenses supplémentaires tient au coût très important de l'assurance de responsabilité civile des professions de santé).

Mais en moyenne, rien ne montre que des systèmes privés soient plus coûteux. Les exemples de pays européens qui attestent du contraire et ont des performances plus qu'honorables en matière de santé publique sont nombreux. Et au moins ces systèmes donnent-ils davantage de choix, à la fois aux ménages et aux entreprises, dans la place qu'ils accordent à ces dépenses en fonction de leurs priorités. Certains ménages auront moins envie d'épargner pour leur retraite compte tenu de leur patrimoine. Des entreprises offriront peu de protection sociale à leurs salariés, qui devront s'en charger, car elles sont en période de démarrage ou en phase difficile. Autant de marges de manœuvre redonnées à tous qui ont également, côté entreprises, une vertu concurrentielle.

La seconde objection tient bien sûr aux inégalités. Le système français contribuerait à réduire fortement les inégalités des revenus bruts. Et alors que ces inégalités progressent, il ne faudrait pas y toucher.

Même en considérant la question de la réduction des inégalités comme devant l'emporter sur toutes les autres, le modèle français est moins clair qu'il n'y paraît. Si on s'en tient aux résultats les plus reconnus, comme ceux de l'OCDE et de l'Insee, le modèle français apparaît assez redistributif. Mais une partie de notre modèle social est ignorée dans ces approches, qui ne considèrent pas comme des transferts les prestations dites « contributives » (par exemple les régimes de retraite), en assimilant celles-ci à du revenu primaire issu de cotisations antérieures.

Or, c'est la vraie spécificité du système français : il est plus « assurantiel » que tout autre. Pour beaucoup de prestations, chacun paye de manière proportionnelle et reçoit également en proportion de ses contributions. Comme l'a mis en évidence une étude récente du Crédoc (par ailleurs contestée), si on prend en compte ces transferts, alors les plus aisés apparaissent moins pénalisés que dans d'autres pays car ils sont également bénéficiaires d'importants revenus de transferts (retraite, revenus de remplacement en cas de maladie ou de chômage…). Là où ils sont exclusivement contributeurs dans bien des pays, qui plus est par un impôt sur le revenu progressif et non, comme en France pour l'essentiel, par des cotisations sociales et de la CSG qui ne sont « que » proportionnelles aux revenus. Ce sont pourtant ces prélèvements considérables (cotisations et CSG - à elle seule beaucoup plus lourde que l'impôt sur le revenu) qui caractérisent les prélèvements obligatoires français, pèsent tant sur le coût du travail et financent l'essentiel des dépenses sociales, dont on a vu la part qu'elles prenaient dans les dépenses publiques en France. Ignorer ces transferts conduit ainsi à mettre en évidence la seule part reposant sur la solidarité dans notre pays. Et à masquer cette sphère hypertrophiée de cotisations et prestations proportionnelles aux revenus sans laquelle nos ratios de prélèvements obligatoires et de dépenses publiques seraient comparables à bien d'autres pays. Une sphère qui passe par le public et dont on se demande bien quel est l'intérêt par rapport à un système privé et de libre choix.

Encore n'est-il ici question que des transferts monétaires. Il faudrait aussi tenir compte des prestations de service public en nature et de leur dimension qualitative. Or, certains de nos services publics paraissent assez « antiredistributifs ». L'exemple le plus frappant étant certainement l'enseignement supérieur : plus il est de qualité et élitiste, plus il est « consommé » par des ménages aisés, alors qu'il est gratuit ou presque pour ses usagers. Ou, en tout cas, d'un coût dérisoire en comparaison de ce qu'il peut-être par exemple au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis. Si l'on s'intéresse d'ailleurs aux situations particulières des plus grandes villes de ces pays, les actifs aisés y ont à leur charge des coûts assez considérables, bien sûr s'ils ont des enfants pour l'éducation (dès le plus jeune âge), mais aussi pour la santé ou la retraite (même si, en très grande entreprise, celle-ci les accompagnera le plus souvent généreusement). Ils devront éventuellement constituer une épargne de précaution en cas de chômage, car il est inexistant ou presque pour les cadres dans ces pays. Sans oublier une participation très élevée aux charges locales, avec par exemple un équivalent de taxe foncière dont le niveau sera plus proche de celui de notre ISF sur le patrimoine immobilier, dans des villes comme New York ou Londres, que du niveau de l'imposition parisienne.

Finalement, alors que le débat sur le consentement à l'impôt a agité la période récente, et que ses symboles (y compris ceux devenus quasi virtuels, comme le fameux taux d'imposition à 75%) semblent avoir un peu plus dégradé l'attractivité du pays à l'intérieur et à l'extérieur, il serait temps de repenser de fond en comble la logique de nos dépenses et prélèvements.

Plutôt qu'une course effrénée aux financements permettant d'assurer la viabilité d'un système exsangue, ou qu'une chasse aux économies dont le résultat ne pourra qu'être éloigné des enjeux, il y aurait une alternative à explorer. Faire payer le coût réel de nombreux services publics, quitte à le subventionner pour une partie de la population. Réduire leur champ là où des mécanismes privés seraient au moins aussi efficaces et permettraient de dégonfler la sphère publique lorsqu'elle est sans valeur ajoutée. Redonner des marges pour que ceux qui se plaignent, souvent à raison, d'un poids écrasant des prélèvements et des circuits publics, puissent effectuer librement et en responsabilité des choix qui ne concernent qu'eux : se protéger contre des risques de l'existence, dès lors qu'ils ont les moyens de le faire, avec moins de prélèvements sur leurs revenus pour y subvenir. En somme, une remise en cause conceptuelle de notre modèle social pour l'adapter à une époque bien différente de celle qui l'a vu naître.