Le travail à la fête.... sans l'emploi

Par Sophie Péters  |   |  1401  mots
Le regard qui est porté sur le travail (lieu de souffrance et de course à la performance) ne nous permet pas de dépasser les problèmes liés à l'exclusion et au mal être.
En ce premier mai où l'on fête le travail, l'emploi est bien à la peine. L'occasion de s'interroger sur ces notions et leurs évolutions pour redonner du sens et de la perspective à ce qui nous anime et nous fait vivre.

"Fête du travail, faites des emplois" : c'est avec cet acronyme que les associations, mouvements et acteurs de l'Economie Sociale et Solidaire ont abordé l'édition 2014 du 1er mai. Si le jeu de mot fait mouche en cette période de la part des acteurs citoyens mobilisés (Pacte Civique, Disco Soup, Fabrique Spinoza, Convergences, Roosevelt 2012, Ecolo Info, Ticket 4 Change, Destination ChangeMakers, OuiShare, MakeSense, Institut des Futurs Souhaitables, Groupe SOS, SNC, ADIE, Coorace, Crepi, Mission Locale de Paris, Marie de Paris, NUMA, JobIRL, Les Compagnons de la Réinvention), il sonne encore trop comme une injonction. Injonction adressée, on imagine, aux entreprises, grandes absentes des débats. Et qui au vu de l'Etat économique de la France et de son questionnement en matière d'emploi et de compétitivité peut aussi s'expliquer.

Ne pas confondre travail et emploi

Car en ce 1er Mai où le travail serait à la fête, il manque un compagnon de route : l'emploi. Sans doute aujourd'hui, avons nous tendance à confondre les deux termes : travail et emploi. Nombre de travaux, à commencer par le travail domestique et l'apprentissage se font en dehors de l'emploi. L'emploi est donc plutôt une place (on parlait dans le temps de "situation") sur l'échiquier social que l'on occupe moyennant une rétribution. Situation spatiale et également juridique qui fonde un lien social. Le travail, en revanche, fait appel à quelque chose de beaucoup plus large, désigne un effort physique ou intellectuel, pour transformer ou fabriquer quelque chose dans un but d'obtenir quelque chose.

Si l'on considère les recherches et questionnements menés entre autres par la Fabrique Spinoza, "le travail est une opportunité de se réaliser et aussi d'exprimer plusieurs dimensions, rationnelle, intention, d'utilité et d'aspiration ainsi que tout ce qui est de l'ordre des affects et du ressenti", souligne Véronique Olivier , fondatrice du cabinet Origine RH, spécialiste de la "RSE appliquée" dans le dialogue avec ses parties prenantes via le prisme du Bien Etre au Travail, et membre actif de la Fabrique Spinoza.

Là où le bât blesse autour de ces notions, c'est que le regard qui est porté sur le travail (lieu de souffrance et de course à la performance) ne nous permet pas de dépasser les problèmes liés à l'exclusion et au mal être.

Un lieu de désalignement entre travail et finalité de l'entreprise

On l'observe désormais trop souvent : le travail est perçu ou vécu comme un lieu de désalignement  entre la vision que la personne se fait de son travail (implication, ce qu'elle met d'elle au travail qui va bien au delà du prescrit) et ce qu'elle perçoit être de la finalité de l'entreprise, cette course à la performance financière, qui reste encore sa seule finalité. D'où un fort sentiment d'injustice, de fragilité et d'insécurité, accentué par un management lui même dans l'urgence, le court-termisme, les processus de reporting, sur un mode bien souvent applicatif et ne sachant donner sens aux décisions. "Il ne perçoit pas toujours comme légitimes les normes de l'organisation, lui même instrumentalisé au service d'un objectif auquel il n'adhère pas nécessairement,  se protège par isolement ou est pris en défaut de courage managérial, navigue dans des doubles discours.

Et pourtant. L'individu, patron compris, sait lui que la seule finalité économique (course à la performance, aux résultats, à la productivité, faire plus avec moins) ne peut être une fin en soi. D'ou l'idée d'un rôle à tenir …Et les burn out à tous niveaux témoignent combien cela peut être coûteux tant au plan individuel que collectif", constate Véronique Olivier. Résultat : dans l'entreprise et le travail qu'elle propose, au sens classique du terme, il y a l'idée d'une nécessité de productivité et d'efficience qui compresse l'entreprise et ses collaborateurs dans une course au temps, au rendement …morcelant les tâches et égarant les salariés qui perdent de vue la finalité de leurs actions. Une course à l'échalote, appelée  "compétitivité", qui fait la part belle à la défiance, à la peur, au conformisme, au prescrit, et empêche d'être authentique, d'être aligné, d'apporter sa pierre et de se sentir contributif de quelque chose de plus grand que soi. Bref de redonner à la valeur travail ses lettres de noblesse.

Désengagement des salariés

"Un sentiment de résignation, d'inachèvement sont alors source de nombreuses souffrances (frustration, ressentiment, colère, violence contre soi ou l'organisation). Et l'intelligence individuelle dans ce contexte élève rarement tant sa propre estime personnelle que l'intelligence collective. Une énergie contagieuse mais pas positive…", en conclut Véronique Olivier, ex DRH, qui pointe ses corollaires : les fameuses questions de l'engagement, de l'absentéisme  et du présentéisme.

Une étude Gallup de 2012 montre que 11 % des salariés sont vraiment engagés et enthousiastes au travail (dans leur emploi), 61 % viennent pour partir (chercher le chèque en fin de mois) et 28 % sont activement désengagés (ils viennent au travail pour démontrer leur malheur et du coup s'avèrent toxiques pour les engagés). De quoi se mobiliser.

Freud écrivait :"en reconnaissant l'importance du travail, on contribue, mieux que par toute autre technique de vie, à resserrer les liens entre la réalité et l'individu ; celui-ci en effet, dans son travail, est solidement attaché à une partie de la réalité". C'est sans doute cette réalité qui se trouve aujourd'hui totalement bouleversée.

Reste à trouver un relai dans la société civile à l'exemple des manifestations organisées par ce collectif d'associations. Ainsi Véronique Olivier estime que "la société civile a son rôle à jouer pour rappeler que le but ne doit pas être oublié en chemin à l'ensemble de ses parties prenantes. De l'entreprise, aux pouvoirs publics, associations... On parle de croissance de PIB, quelle autre forme de croissance tout un chacun pouvons nous souhaiter, espérer et construire nous-même et nos enfants ? Entreprises, syndicats, associations, pouvoirs publics ne se connaissent pas assez, vivent sur des croyances, des procès d'intention d'où le peu de confiance les uns envers les autres. La RSE, dans sa vocation de prise en compte des dimensions sociales, sociétales et environnementales, la mesure de ses impacts sur ses parties prenantes,  est une formidable opportunité qui nous est proposée de nous rejoindre, dialoguer et recréer de la confiance, de l'alignement, de l'empathie  et de la valeur partagée. Je ne pense pas que les DRH connaissent le Pacte Civil, ni que toutes les associations connaissent les 42 indicateurs du Grenelle 2". Et de rappeler la phrase de Lao Tseu : « Personne ne sait ce que l'on sait tous ensemble ».

Rassembler des personnalités, relier des mondes

Sans compter qu'à un niveau individuel, les sondages montrent que le français est plus optimiste que collectivement. Collectivement, il pense que le déclin de la France est inéluctable. Paradoxalement, il pense aussi que lui ira mieux. Un formidable levier dont il s'agit de se saisir en cette fête du travail.  "On peut avoir un tempérament disposé à la fête, mais pour vraiment la faire il faut être ensemble", en conclut Véronique Olivier.

Décloisonner. Rassembler des personnalités, relier des mondes. C'est aussi le sens de la fête. Les mouvements qui portent de nouvelles valeurs ne manquent pas : de celui de l'économie positive à l'Institut des futurs souhaitables en passant par Global Impact, modèle inspirationnel qui invite à une démarche de progrès ou celui des "entreprises libérées" qui connaissent par l'autonomie de leurs salariés des croissances à deux chiffres. Même L'Ani (Accord National Interprofessionnel) sur la Qualité de Vie au travail invite l'entreprise à revoir sa façon de fonctionner. Une question centrale d'aujourd'hui apparait et peut alors se formuler ainsi : chacun des deux protagonistes de l'échange emploi-travail tient-il réellement compte de l'autre ? Les besoins des êtres humains et de l'environnement sont immenses et les possibilités de travail utile voire nécessaire ne manquent pas. Plus que jamais il devient urgent de penser global, d'agir localement par la proximité et la gestion des problématiques. Etre en empathie, suppose une proximité pour laisser la place à l'intelligence humaine, une gestion au cas par cas, tant la singularité doit être reconsidérée. A quand un jour de fête pour la "diversité", notre principale richesse.