De sa prison, Demirtas détient peut-être une des clefs des élections turques

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De sa prison, demirtas detient peut-etre une des clefs des elections turques[reuters.com]
(Crédits : Umit Bektas)

par Daren Butler

SILVAN, Turquie (Reuters) - L'issue des élections dimanche prochain en Turquie pourrait dépendre de la force d'attraction de Selahattin Demirtas, chef de file du Parti démocratique des peuples (HDP, pro-Kurdes), sur l'électorat kurde en dépit de son emprisonnement depuis novembre 2016.

Poursuivi pour liens présumés avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), classé organisation terroriste par Ankara, Demirtas, également candidat à l'élection présidentielle qui aura lieu le même jour, est le principal moteur de la campagne du HDP qui espère franchir le seuil de 10% des voix, indispensable pour obtenir des députés.

Mais, pratiquement privé d'accès aux médias classiques, il est contraint de mener campagne depuis sa cellule de la prison d'Erdine, dans le nord-ouest du pays, près des frontières grecque et bulgare, via les médias sociaux. Son épouse Basak, qui lui rend fréquemment visite, et les cadres de son parti servent aussi de relais auprès de sa base électorale, à 1.200 km de sa prison, dans le Sud-Est.

S'il n'a officiellement aucun rôle dirigeant dans la campagne du HDP, il a pu se porter candidat à la présidence.

Dimanche soir, Demirtas est apparu pour la première fois à la télévision depuis 20 mois, prononçant une allocution de dix minutes dans le cadre de la campagne électorale officielle qui prévoit pour tous les candidats un accès à la télévision publique. Des milliers de ses partisans s'étaient réunis dans Istanbul pour suivre sa prestation sur des écrans géants.

"La seule raison pour laquelle je suis ici est que l'AKP (le parti de la Justice et du développement, au pouvoir) a peur de moi. Ils trouvent courageux de me menotter et de propager ces accusations de quartier en quartier", a-t-il déclaré.

"Ils violent ouvertement la Constitution en me déclarant coupable, alors qu'ils n'ont aucune preuve contre moi, et en essayant d'orienter l'opinion publique en pratiquant la désinformation", a ajouté le candidat, passible d'une peine de 142 ans de prison.

OBJECTIF 10%

Aux élections législatives de novembre 2015, le HDP, déjà conduit par Demirtas, avait franchi de justesse le seuil des 10%. Il avait alors su attirer des voix des électeurs de gauche en plus de sa base électorale (les Kurdes représentent 20% environ des 81 millions d'habitants de la Turquie).

Pour les élections de dimanche, organisées avec un an d'avance sur le calendrier normal, les sondages donnent le parti pro-Kurdes de nouveau autour de ce seuil.

Les instituts relèvent que l'AKP du président Recep Tayyip Erdogan pourrait perdre sa majorité parlementaire si le HDP parvient à entrer au Parlement. Dans le cas contraire, le parti présidentiel pourrait récupérer des dizaines de sièges de député, ce qui l'assurerait sans doute de rester majoritaire.

Le conflit kurde a débuté en 1984 quand les séparatistes du PKK ont pris les armes. Il a coûté la vie à plus de 40.000 personnes. Un processus de paix a été amorcé pendant deux ans et demi mais s'est effondré en 2015, ouvrant une nouvelle phase parmi les plus intenses du conflit.

En déplacement de campagne à Diyarbakir, la principale ville du Sud-Est turc, Erdogan a affirmé que la ligne dure adoptée par le gouvernement avait permis de rétablir dans la région un calme inédit en quarante ans.

L'AKP a réglé le problème kurde, a-t-il poursuivi, mettant en exerce les réformes dans les domaines des droits culturels, de l'éducation et de la langue officielle. Même si la région demeure plus pauvre que l'ouest de la Turquie, le pouvoir met aussi en avant les transformations économiques. Ces dernières années, Diyarbakir a changé, avec l'apparition de centres commerciaux, d'immeubles d'habitations, de voies rapides.

UN ÉLAN DE SYMPATHIE ?

Mais à Silvan, localité rurale située à 80 km environ à l'est de Diyarbakir, l'argumentaire est rejeté avec force. Ici, le HDP a remporté 89% des voix aux élections de novembre 2015.

"Regardez la pression dans laquelle ces élections vont se dérouler", fait remarquer Emre Binen, un agriculteur de 36 ans, montrant les contrôles exercés par la police sur les partisans du HDP venus assister à un meeting électoral. Il désigne aussi les policiers armés qui surveillent la foule depuis un bâtiment voisin et rappelle que les élections de dimanche se dérouleront sous le régime de l'état d'urgence, imposé après la tentative de coup d'Etat de juillet 2016.

Outre l'incarcération de Demirtas, le HDP doit faire campagne avec des moyens réduits: onze de ses députés ont été destitués, onze autres ont été emprisonnés, eux aussi pour des charges en lien avec le terrorisme. Plusieurs dizaines de municipalités gérées par un parti affilié au HDP ont été placées sous contrôle de l'administration tandis que les maires et des milliers de militants étaient arrêtés.

Cette répression a été menée en parallèle aux purges conduites au niveau national contre des dizaines de milliers de Turcs soupçonnés de lien avec Fethullah Gülen, le prédicateur exilé aux Etats-Unis qu'Ankara accuse d'être à l'origine de la tentative de putsch de 2016.

Entre les élections de 2015 et celles de dimanche, des bureaux de vote ont été déplacés dans certaines régions du Sud-Est. Officiellement, il s'agit de minimiser les risques d'intimidation de la part du PKK; le HDP affirme lui que ce redécoupage électoral vise à réduire sa base.

Les partisans de Demirtas espèrent que ces mesures vont jouer à leur avantage en provoquant un élan de sympathie. "L'incarcération de Selahattin n'a pas amoindri l'amour que le peuple éprouve pour lui. Au contraire, ça l'a accru", a affirmé à Reuters TV son épouse, Basak.

(avec Yesim Dikmen; Henri-Pierre André pour le service français)