L'économie collaborative n'est pas sociale et solidaire

Par Mathias Thépot  |   |  928  mots
L'économie collaborative est-elle hypocrite ?
Sous couvert de bonnes intentions, l'économie collaborative ne fait que mettre en œuvre son idéal mercantile. Or, elle fait de l'ombre à l'économie sociale et solidaire sur le terrain des valeurs.

L'économie collaborative n'a pas toutes les vertus qu'on lui prête souvent. Cette économie de services à la demande à travers des plateformes d'intermédiation numérique cache en réalité un idéal principalement mercantile, bien éloigné des notions d'intérêt général induites par le terme « collaboratif ». « Il y a une certaine confusion de langage subtilement entretenue », dénonce dans une interview très intéressante à Rue 89 Hugues Sibille, le président de Labo de l'économie sociale et solidaire. « Les gens utilisent de manière synonyme, économie collaborative, économie du partage et économique sociale et solidaire. C'est une erreur : ce ne sont pas les mêmes finalités », ajoute-t-il.

Pas les mêmes principes

L'ancien vice-président du Crédit coopératif n'a pas tort. De son côté, l'économie sociale et solidaire (ESS), qui pèserait 10 % du PIB français, inclut principalement des entreprises s'imposant des principes de gouvernance démocratique, de lucrativité limitée, et de réinvestissement des bénéficies en interne, sans distribuer de dividendes. Par ailleurs, ces entreprises tentent en priorité de répondre à des besoins fondamentaux que sont l'éducation, la santé, l'emploi et l'environnement.

Or le moins que l'on puisse dire, c'est que les principales sociétés qui constituent l'économie collaborative ne répondent pas à ces principes, malgré une volonté exacerbée de le faire croire. « L'économie collaborative peut avoir pour but le profit et générer des entreprises capitalistes classiques. C'est le cas des plus populaires et des plus grandes aujourd'hui, Airbnb, Uber et Blablacar », note Hugues Sibille dans son interview à Rue89. Elles font pleinement partie de l'économie de marché. « Il faut se rappeler que la finalité d'Airbnb n'est pas de mettre en relation un jeune Parisien et un jeune New-Yorkais. Sa finalité, c'est de gagner du fric », rappelle Hugues Sibille. Elles sont d'ailleurs valorisées par le marché à des montants astronomiques. Pour reprendre les trois sociétés citées, Airbnb est valorisée par le monde des affaires 25 milliards de dollars, Uber 50 milliards de dollars et BlaBlaCar 1,6 milliard.

Générateur d'inégalités

D'un point de vue moral, l'économie collaborative a même plutôt tendance à accroître la rentabilisation du capital, comme Airbnb, et donc à alimenter les inégalités patrimoniales. Ce qui éloigne définitivement cette économie de tout idéal social. Et au-delà du nouveau service qu'elles rendent aux clients, « ces entreprises investissent très peu. Airbnb ne met pas un euro pour investir dans un appartement, ou Uber dans une voiture. S'il y a création de valeur, elle est limitée », regrette Hugues Sibille.

Autrement dit, l'économie collaborative d'aujourd'hui, ce sont davantage des entrepreneurs qui ont parfaitement compris l'apport de l'outil numérique pour améliorer le service client. Ces plateformes jouent un rôle d'intermédiaire accéléré, et perçoivent des commissions pour cela. Elles révolutionnent leur secteur, certes, mais pas les rapports humains. « Faire partie de la communauté des « hôtes » Airbnb, c'est comme être client de Leroy Merlin avec une carte de fidélité, rien de plus », explique aussi Hugues Sibille.

Inspiration lucrative

C'est là que se trouve l'hypocrisie : beaucoup d'entreprises « collaboratives » ont axé leur communication sur l'aspect communautaire, générateur de liens sociaux, de leur activité. Airbnb par exemple, a souvent mis en avant le développement d'une économie entre particuliers, communautaire, avant dernièrement de revenir à un discours plus honnête, par le biais d'une campagne de publicité mettant en avant les compléments de revenus avec des slogans comme « mon appart' aide à financer mon premier film » ou « ma chambre d'amis paie ma moto vintage ».

Il n'y a cependant pas de fumée sans feu. L'économie collaborative pourrait si elle le voulait s'appliquer des principes sociaux et solidaires, mais « c'est encore hélas insuffisamment le cas, car les start-up collaboratives sont essentiellement d'inspiration lucrative », explique Hugues Sibille. « Aujourd'hui, la motivation de beaucoup de créateurs de start-up, c'est de toucher le pactole », ajoute-t-il.

A l'ESS donc de se montrer plus persuasive, et vite. Car les structures de l'économie collaborative se développent à vitesse grand V sur leur secteur. Et « quand les places vont être prises, les tickets d'entrée vont être extrêmement difficiles », s'inquiète Hugues Sibille. On peut là aussi le croire au regard de l'histoire récente : l'exemple des quasi-monopoles construits par les grandes sœurs des entreprises de l'économie collaborative, les Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) est dans ce cadre édifiant.

La perte de sens

Du reste, l'ESS voit dans l'économie collaborative un concurrent sérieux, qui lui fait de l'ombre sur sa principale vertu : le sens de son activité. Car historiquement, les expériences du socialisme utopique, dont l'ESS est l'héritière, se sont développées en période de crise et ont ensuite perdu l'utopie originelle en période de reprise, ce qui a souvent été le premier pas vers la normalisation et l'intégration au capitalisme.

Or, notre société est aujourd'hui toujours en crise, mais l'économie sociale et solidaire est déjà en perte de vitesse, un phénomène nouveau. Les nouveaux talents qui souhaitent donner du « sens » à leur activité se tournent désormais vers l'économie collaborative. Cette notion « sert de fondement aux politiques de "management libéré" qui ont cours dans certaines entreprises (collaboratives ndlr) », note un récent rapport du Conseil national du numérique. Et de cette perte d'intérêt, l'ESS des années 2020 ne pourrait pas se remettre.