Le macronisme se fracasse sur le projet de loi immigration

Par latribune.fr  |   |  2590  mots
(Crédits : Reuters)
Le Sénat et l'Assemblée nationale ont largement adopté mardi soir le projet de loi immigration issu de l'accord trouvé plus tôt entre la majorité présidentielle et la droite. Le texte a mis le feu aux poudres dans la majorité présidentielle et le gouvernement, avec notamment la démission du ministre de la Santé.

Article mis en ligne le 19 décembre à 20h32. Dernière mise à jour le 20 décembre à 01h11.

Jusqu'au bout de la nuit, ou presque. Le Parlement a finalement adopté mardi soir le projet de loi sur l'immigration, 349 députés ayant voté pour, 186 ayant voté contre, la majorité absolue se situant à 268. Ce vote arithmétiquement favorable reste politiquement toxique pour la majorité présidentielle, mais aussi pour Matignon. En écho des nombreuses tensions de ces derniers jours, la majorité s'est fortement divisée lors du vote, avec 20 voix contre et 17 abstentions au compteur de Renaissance, 5 voix contre et 15 abstentions chez MoDem, et 2 voix contre du côté d'Horizons.

Moins de deux heures après le vote, le niveau de tension s'est encore accentué, le ministre de la Santé, Aurélien Rousseau, ayant remis sa démission à Elisabeth Borne. L'information, dévoilée dans un premier temps par Le Figaro, a été confirmée par des sources gouvernementales auprès de l'AFP. Aurélien Rousseau, ancien directeur de cabinet d'Elisabeth Borne, n'est pas le seul ministre hostile à la loi votée mardi soir. Figurent également dans ce club Sylvie Retailleau (Enseignement supérieur), Patrice Vergriete (Logement) ou encore Clément Beaune (Transports).

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Passant outre ces lignes de fracture, le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin s'est félicité dès l'issue du vote par le Parlement. « Le texte immigration est voté définitivement. Un long combat pour mieux intégrer les étrangers et expulser ceux qui commettent des actes de délinquance. Un texte fort et ferme. Sans les voix des députés RN », a-t-il écrit sur le réseau social X à l'issue du vote à l'Assemblée nationale.

Elisabeth Borne a estimé, également sur X, que « c'est un texte nécessaire, utile, attendu par les Français ». La Première ministre ajoutant que c'est « un texte efficace et conforme aux valeurs républicaines. La majorité a fait bloc. La manœuvre du RN a échoué. Ce soir, seul l'intérêt général a gagné ».

« Quand on ne fait pas de en-même-temps, c'est utile pour les Français ! », a réagi pour sa part le président des Républicains Eric Ciotti sur X, s'appropriant au passage le texte qu'il présente comme une « loi des Républicains pour lutter contre l'immigration de masse ».

Des tensions au sein du gouvernement

Au-delà de ce vote au Parlement, le projet de loi immigration déchire depuis le début de la semaine la majorité présidentielle. Après de longues et difficiles heures de tractations, l'accord sur un texte trouvé ce mardi par les députés et sénateurs en commission mixte paritaire (CMP), avec le soutien du RN, a mis le feu aux poudres dans la majorité présidentielle, l'opposition de gauche mais aussi au sein du gouvernement. Alors que le texte a été voté au Sénat puis à l'Assemblée nationale, les ministres Aurélien Rousseau (Santé), Sylvie Retailleau (Enseignement supérieur) et Patrice Vergriete (Logement) ont menacé en fin de journée de démissionner si le texte était voté. Ces trois membres du gouvernement, ainsi que leurs collègues Clément Beaune (Transports), Rima Abdul Malak (Culture) et Roland Lescure (Industrie) et le président de la commission des Lois à l'Assemblée nationale, Sacha Houlié (et président de la CMP), tous membres de la branche gauche de la macronie, devaient se réunir dans la soirée. Tous sont hostiles au texte et embarrassés par le soutien apporté par le Rassemblement national. De quoi provoquer un vent de panique à Matignon et à l'Elysée.

Macron ne veut pas des voix du RN

Lors d'une réunion convoquée en urgence avant le vote au sénat, à laquelle participaient la Première ministre, les présidents de groupe et les chefs de partis de la majorité, Emmanuel Macron a assuré que la loi sur l'immigration ne devait pas être adoptée grâce aux voix du Rassemblement national, et qu'il envisageait de demander une deuxième délibération parlementaire si c'était le cas, a rapporté un participant à une réunion à l'Elysée. Le chef de l'Etat a par ailleurs prévenu qu'il rejetterait toute proposition de révision de la Constitution sur les questions d'immigration, a ajouté le même participant. La droite et l'extrême droite réclament régulièrement de telles révisions constitutionnelles. Enfin, Emmanuel Macron a fait savoir qu'il saisirait le Conseil constitutionnel une fois la loi adoptée pour qu'il se prononce sur ses dispositions.

Le texte n'a pas eu besoin des 88 voix du RN puisqu'il a été voté par 349 voix contre 146. Saluant un « texte fort », Gérald Darmanin, le ministre de l'intérieur, s'est félicité de cette loi adoptée « sans les voix » du RN.

Emmanuel Macron avait mis en garde ses troupes contre le « piège tendu par le RN pour braquer une partie de la majorité », estimant que le camp présidentiel n'avait rien cédé sur ses principales lignes rouges. Après cette réunion à l'Elysée, la Première ministre Elisabeth Borne s'est rendue devant le groupe Renaissance à l'Assemblée, avant le vote dans l'hémicycle. Elle a dénoncé une « grossière manœuvre » du RN et a promis, elle aussi, que ses voix ne seraient pas prises en compte, appelant les élus Renaissance à voter pour le projet de loi.

« Nous faisons face à une grossière manœuvre du RN. Ne tombons pas dans leur piège. Ils plantent le drapeau sur notre texte alors qu'ils ne l'ont pas voté au Sénat et qu'ils disent depuis plusieurs semaines ne pas pouvoir voter un texte de régularisation par le travail », a affirmé la Première ministre, selon un participant cité par l'AFP.

Selon un député Renaissance, macroniste de la première heure, le soutien du RN est un « baiser de la mort pour la majorité ». « On est dans la main du RN, on a perdu sur tous les tableaux » et Marine Le Pen « a tout gagné », a de son côté confié à l'AFP une députée du groupe centriste.

« Une victoire idéologique », pour Marine Le Pen

Depuis le vote de la CMP, le RN mais aussi LR se gargarisent en effet du contenu du texte - « notre texte », selon le président de LR Éric Ciotti- , qui traduit selon Marine Le Pen une « victoire idéologique du Rassemblement national puisqu'il est inscrit maintenant dans cette loi la priorité nationale ».

Outre les ministres, les appels à retirer le projet de loi étaient nombreux. Allié historique du président, le président MoDem François Bayrou a fait savoir qu'il « n'acceptera pas » un texte « revendiqué » par le RN. Même chose du côté du groupe de députés Liot (qui ne fait pas partie de la majorité), lequel, par la voix de son président de groupe, Bertrand Pancher, a demandé au gouvernement de retirer le texte « parce que nous sommes face à une grave crise politique ». Même le mouvement de jeunesse de Renaissance, les « Jeunes avec Macron », a appelé ministres et parlementaires à ne pas soutenir un texte « inacceptable ». A gauche, le chef des députés socialistes, Boris Vallaud, a dénoncé « un grand moment de déshonneur pour le gouvernement ».

Le Medef contre le texte

Pour le leader insoumis Jean-Luc Mélenchon, « le nouveau macronisme a pris le train piloté par l'extrême droite » et  la loi immigration « défigure l'image de la France ».

Numériquement, les voix du RN pourraient en effet faire pencher la balance. Et pour cause : les divisions sont telles au sein du camp présidentiel que le projet de loi controversé adopté mardi par une commission parlementaire à l'issue d'un accord entre la droite et la majorité risque de ne passer, à l'Assemblée nationale, que grâce aux voix des députés de Marine Le Pen.

Les opposants à un texte trop dur ont également reçu le soutien du Medef, par la voix de son patron Patrick Martin, qui a souligné que l'économie française aurait « massivement » besoin de « main-d'œuvre immigrée » dans les prochaines décennies. Parallèlement, une cinquantaine d'associations, syndicats et ONG, dont la Ligue des droits de l'Homme, dénoncent le texte « le plus régressif depuis au moins 40 ans » en France.

Des affirmations qu'à réfutées Elisabeth Borne

« Je ne peux pas laisser dire n'importe quoi sur le contenu de notre texte », a lancé la Première ministre au chef de file des députés communistes André Chassaigne. « Sortez des slogans, des postures », « en voulant faire l'amalgame entre notre texte et les positions de l'extrême droite. Les mots, les mots ont un sens » , a-t-elle ajouté sous les hurlements des rangs de la gauche, durant les questions au gouvernement. André Chassaigne venait de prier les parlementaires qui voteront sur ce texte de ne pas « ajouter le déshonneur à la compromission », applaudi par les députés de gauche debout.

« L'extrême droite, c'est le rejet des étrangers par principe, parce qu'ils sont étrangers. L'extrême droite, c'est la préférence nationale. Nous, nous croyons dans l'intégration par le travail », a fait valoir la cheffe du gouvernement, en défendant un projet de loi « efficace » et « conforme (...) aux valeurs républicaines ».

Une motion de rejet déposée par le patron du PCF, Fabien Roussel, a été rejetée.

Que contient le projet de loi

Les sept députés et sept sénateurs réunis en « commission mixte paritaire » ont bouclé mardi au forceps un accord sur une nouvelle version du projet de loi immigration, marquée par de nombreuses concessions du camp présidentiel à la droite.

- Allocations familiales, APL

La question d'une durée de résidence minimale en France pour que les étrangers non-européens en situation régulière puissent toucher des prestations sociales a failli faire capoter les tractations.

Alors que la droite réclamait un délai de cinq ans pour ouvrir le droit à une large liste de prestations « non contributives », le compromis scellé mardi est basé sur une distinction entre les étrangers selon qu'ils sont ou non « en situation d'emploi ». Pour des prestations comme les allocations familiales, pour le droit opposable au logement ou l'allocation personnalisée d'autonomie, un délai de cinq ans est ainsi prévu pour ceux qui ne travaillent pas, mais de trente mois pour les autres.

Pour l'accès à l'Aide personnalisée au logement (APL), principal point d'achoppement, une condition de résidence est fixée à cinq ans pour ceux qui ne travaillent pas, et de seulement trois mois pour les autres. Ces nouvelles restrictions ne s'appliquent pas aux étudiants étrangers. Sont par ailleurs exclus de toutes ces mesures les réfugiés ou les titulaires d'une carte de résident.

- Régularisations de sans-papiers

La majorité s'est résignée à une version plus restrictive que celle du projet de loi initial, en donnant aux préfets un pouvoir discrétionnaire de régularisation des travailleurs sans-papiers dans les métiers dits en tension.

Il s'agira d'un titre de séjour d'un an, délivré au cas par cas, à condition d'avoir résidé en France pendant au moins trois ans et exercé une activité salariée durant au moins 12 mois sur les 24 derniers. Cette « expérimentation » ne s'appliquera que jusqu'à fin 2026. Le camp présidentiel n'a eu gain de cause que sur un point : la possibilité pour un travailleur sans-papiers de demander ce titre de séjour sans l'aval de son employeur.

- Quotas migratoires

L'instauration de « quotas » fixés par le Parlement pour plafonner « pour les trois années à venir »  le nombre d'étrangers admis sur le territoire (hors demandeurs d'asile) est considérée comme inconstitutionnelle par le camp présidentiel. Mais ce dernier a quand même accepté d'intégrer cette mesure, ainsi que la tenue d'un débat annuel sur l'immigration au Parlement, dans le texte de la CMP pour satisfaire LR... avec l'espoir à peine dissimulé que le Conseil constitutionnel se charge de la retoquer.

- Déchéance de nationalité, droit du sol

La majorité présidentielle a également fini par donner son accord à la déchéance de nationalité pour les binationaux condamnés pour homicide volontaire contre toute personne dépositaire de l'autorité publique. Concernant le droit du sol, elle a concédé la fin de l'automaticité de l'obtention de la nationalité française à la majorité pour les personnes nées en France de parents étrangers : il faudra désormais que l'étranger en fasse la demande entre ses 16 et 18 ans.

Autre restriction obtenue par la droite : en cas de condamnation pour crimes, toute naturalisation d'une personne étrangère née en France deviendrait impossible.

- Délit de séjour irrégulier

Le rétablissement du « délit de séjour irrégulier » était qualifié d'inutile par le camp présidentiel. Mais la mesure, assortie d'une peine d'amende sans emprisonnement, a été retenue.

- Centres de rétention administratif

Malgré les réticences de la droite, l'interdiction de placer des étrangers mineurs en rétention figure dans le compromis final.

- Regroupement familial

Le durcissement des conditions du regroupement familial voté par le Sénat se retrouve pour l'essentiel dans le texte final, avec notamment une durée de séjour du demandeur portée à 24 mois (contre 18), la nécessité de ressources « stables, régulières et suffisantes » et de disposer d'une assurance maladie, ainsi qu'un âge minimal du conjoint de 21 ans (et plus 18).

- Caution étudiants

La droite a obtenu l'instauration, sauf dans certains cas particuliers, d'une caution à déposer par les étrangers demandant un titre de séjour « étudiant », visant à couvrir le coût d'éventuels « frais d'éloignement ».

Les macronistes avaient pourtant combattu cette mesure constituant à leurs yeux « une rupture d'égalité » entre étudiants et risquant de fragiliser les étudiants internationaux.

- Aide médicale d'Etat

La suppression de l'Aide médicale d'Etat (AME) pour les sans-papiers était l'un des principaux chevaux de bataille de la droite. Mais les LR ont accepté d'y renoncer dans ce texte, moyennant la promesse d'une réforme du dispositif début 2024.

Le texte de la CMP comprend en revanche une restriction de l'accès au titre de séjour « étranger malade ». Sauf exception, il ne pourra être accordé que s'il n'y a pas de « traitement approprié » dans le pays d'origine. Une prise en charge par l'assurance maladie sera par ailleurs exclue si le demandeur a des ressources jugées suffisantes.

(AFP)