Les médecins face à l'Etat (2/2) : "Le tiers payant, c'est l'ennemi"

Par Jean-Yves Paillé  |   |  986  mots
Caricature par Carb représentant des professeurs de la faculté de médecine de Strasbourg en 1931, Librairie de la Mésange (Strasbourg), 1931. Coll. de la BNUS
Parmi les réformes que l'Etat tente de mettre en place depuis un siècle pour améliorer la gestion du système de santé, celles touchant au tiers payant ont toujours suscité l'opposition unanime des médecins. Le projet sur les assurances sociales dans les années 1920 en est un exemple marquant. Il est à l'origine de la radicalisation libérale de la profession.

Au début du XXe siècle, après vingt ans d'accalmie entre l'Etat et les médecins, ces derniers déterrent la hache de guerre. En 1919, une loi qui accorde des réparations civiles aux victimes de la Première Guerre mondiale et leur donne le droit de se faire soigner gratuitement met le feu au poudre. Elle impose un principe de tiers payant. Les malades sont censés être soignés gratuitement, puis les médecins sont ensuite remboursés par l'administration.

En 1920, la loi est modifiée et instaure un tarif fixe pour les consultations. C'en est trop pour l'Union des syndicats de médecins français (USMF). L'organisation lance une grève administrative en décembre 1920. Les médecins obtiennent très rapidement la négociation du tarif et le contrôle du tiers payant.

Nouvelle épine: la création des caisses régionales et nationales

Malgré ces concessions, le gouvernement ne s'arrête pas là. Il avance un nouveau projet de loi en 1921 qui hérisse les médecins. Il vise à créer un système d'assurances sociales, avec pour principe la couverture des soins d'une partie des salariés et non salariés avec la création de caisses nationales et régionales, notamment.

Il prévoit que le médecin ne soit pas payé directement par le malade. "La caisse est censée verser une rémunération globale au groupement professionnel de médecins quitte pour ce dernier à la répartir entre les médecins." En somme, le tiers payant est remis au goût du jour.

L'opposition contre le tiers payant fait l'unanimité

L'opposition à certains points de la réforme ne fait pas l'unanimité chez les médecins. Mais tous s'opposent au principe du tiers payant, d'après le compte rendu de l'Assemblée générale de l'USMF en 1925.

A coup de tracts, d'écrits incendiaires dans les revues médicales, de lettres aux hommes politiques, tous les moyens et arguments sont bons pour dénoncer le tiers payant.

En 1924, on peut lire dans la revue Le Concours médical: "Le tiers payant, c'est l'ennemi". Une autre publication, La Côte d'Azur médicale, estime quant à elle que "Les médecins ont pu en apprécier les inconvénients : temps perdu en paperasseries, abus divers, racolage, suspicion, ingérence du tiers payant, etc.".

En bref, l'enjeu est de garder intact le caractère libéral de la profession.

"Que demande le corps médical organisé ? Le respect du caractère libéral de sa profession, complètement indépendant, relevant uniquement de sa conscience, exclusivement soucieux des intérêts du malade qui s'est confié à lui", peut-on lire dans Le médecin de France.

Cette revue est alors le principal média porteur des intérêts de la profession. Elle est publiée par par un nouveau regroupement de syndicat, plus fort et engagé que jamais : la Confédération des syndicats médicaux français (CSMF).

Le CSMF, principal défenseur du "caractère libéral" de la profession

La loi sur les assurances sociales, toujours dans l'agenda en 1927, a en effet poussé les médecins à créer cette confédération, encore aujourd'hui le plus gros regroupement de syndicats de médecins français. L'organisation se focalise sur quatre principes, visant à préserver le caractère libéral de la profession, dont le dernier s'oppose directement à toute idée de tiers-payant.

Avec la création de cette organisation, un "groupe de médecins ultra-libéraux établit son hégémonie sur le syndicalisme médical", selon Monika Steffen, chercheur à Sciences Po Grenoble.

"L'enjeu entre l'Etat et les médecins se réduit à une question de rémunération pour la première fois". Ils refusent la négociation de tarifs prédéterminés avec les caisses et le "tiers payant", ils défendent l'entente directe avec le patient et le paiement direct, de la main à la main, comme un principe de l'exercice médical. Il reconnaissent être une minorité que cet idéal conservateur n'est pas celui de la majorité des praticiens, » précise-t-elle.

 Le syndicat de la Seine, de très loin le plus important numériquement, a été le principal fer de lance dans la création du CSMF, Ainsi, la ligne de l'organisation est impulsée par la frange aisée de la profession, qui est également la plus libérale.

Le CSMF prend le relais de l'USMF pour faire du lobbying auprès du gouvernement et revendiquer la libéralisation de la profession:

"Nous vous.avons exposé, les objections principales laites par les médecins que nous avons déjà pu consulter au sujet de vos dernières propositions. La première est: le corps médical admettant unanimement que le tiers payant est générateur d'abus et facteur d'immoralité", fait valoir le syndicat en 1929: dans une lettre au ministre du travail,

"L'Assurance maladie sera ce que nous en ferons"

La réforme des assurances sociales passe pourtant en 1928. Mais une nouvelle fois, par le biais de l'action du CSMF notamment, les médecins libéraux obtiennent satisfaction. Et ce, après avoir tapé du poing sur la table, exerçant un chantage:

"Ou bien les textes définitifs votés par le Parlement satisferont aux principes de notre Charte" [...] "ou bience serait alors la position de lutte, le refus de collaboration que nous avons envisagées, auquel nous sommes préparés mais que nous ne désirons pas".

Une nouvelle loi est votée le 30 avril 1930. Elle modifie celle de 1928. Ainsi, la libre entente permettant aux médecins de demander des honoraires supérieurs aux tarifs de remboursement fixés par les caisses est avalisée, tout comme l'absence de tiers payant (« cette part contributive est avancée ou remboursée par la caisse à l'assuré »). Le caractère libéral de la profession est sauf.