La Fed remonte ses taux d'intérêt prudemment

Par Ivan Best  |   |  1188  mots
Janet Yellen, présidente de la Réserve fédérale
La Banque centrale américaine a annoncé ce mercredi soir sa première hausse des taux d'intérêt depuis 2006. L'objectif des "fonds fédéraux" est désormais compris entre 0,25% et 0,5%. Il s'agit de normaliser la politique monétaire. Largement anticipée, la décision n'a pas fait bouger les marchés

La banque centrale américaine, la Fed, a annoncé ce mercredi soir sa première hausse des taux d'intérêt depuis 2006. L'objectif des taux d'intérêt à court terme, sur le marché interbancaire, qui était compris depuis 2008 dans une fourchette de 0 à 0,25%, est désormais fixé entre 0,25% et 0,50%.

Un événement, dans la mesure où aucune hausse n'avait été décidée depuis près de 10 ans. Mais pas une surprise. C'est la décision de maintenir les taux à zéro, ou presque, qui, au contraire, aurait surpris les marchés. La banque centrale était pour ainsi dire coincée, ayant déjà repoussé à plusieurs reprises cette décision, prenant en compte les incertitudes pesant sur l'économie américaine, mais ayant quasiment pré-annoncé sa décision. Question de crédibilité: si la présidente de la Fed, Janet Yellen, renonçait finalement à une telle hausse, sa parole s'en trouvait irrémédiablement dévaluée. Pour autant, le pas est mesuré. "Il ne faut pas surestimer la signification de cette première hausse" a d'ailleurs déclaré Janet Yellen, la présidente de la Fed.  Et, à entendre les économistes de marché, la banque centrale pourrait se contenter d'un seul relèvement supplémentaire en 2016, tout aussi minime. Le cycle de hausse des taux d'intérêt serait donc particulièrement lent et modéré, en regard des précédents.

Un resserrement paradoxal de la politique monétaire

Pourquoi une telle prudence ? C'est que ce changement de politique monétaire apparaît comme paradoxal. Relever les taux est naturel dès lors qu'une économie se trouve en phase de croissance depuis plusieurs années et en situation de plein emploi, ce qui amène mécaniquement une hausse des salaires et un risque d'inflation. La première mission d'une banque centrale, c'est bien d'éviter cette flambée des prix en jouant notamment sur le niveau du loyer de l'argent, qu'il faut relever dès que la surchauffe menace.

On peut penser a priori que l'Amérique n'est pas loin de cette situation. Après le plongeon de la crise financière en 2008, elle a retrouvé la croissance dès 2009, et le chômage est tombé ces derniers mois à 5 %. Rien de plus naturel que de relever les taux d'intérêt, donc, d'autant qu'à leur niveau actuel, zéro ou presque, ceux-ci sont historiquement très faibles.

Le hic, c'est que l'économie américaine a beau entamer bientôt sa huitième année de croissance continue, le chômage a beau être faible, officiellement, elle ne se porte pas si bien. Historiquement, en phase de reprise, le PIB américain progresse fortement, souvent au-delà des 5 %. Cela n'a pas été le cas depuis 2009. La croissance a toujours tourné autour des 2 %, avec des accélérations sans lendemain. Quant au chômage, le taux de 5 % n'est faible qu'en apparence. Rien de comparable avec des niveaux équivalents affichés dans le passé.

Salariés découragés

Pourquoi ? Jamais, après sept années de croissance continue, on avait vu aux États-Unis autant de salariés découragés, s'excluant eux-mêmes du marché du travail. L'inscription sur les listes de demandeurs d'emploi ne leur apportant rien, ils ne font pas la démarche, et ne sont donc pas considérés comme chômeurs, mais comme inactifs. Une statistique témoigne de ce phénomène : celle du taux de participation (autrement dit, de la proportion d'actifs dans la population américaine), qui a baissé depuis 2010. Avant la crise, deux tiers des américains de plus de 15 ans étaient actifs. Ils ne sont plus que 62,5 %. Cette évolution n'est pas attribuable uniquement au vieillissement de la population, comme le soutiennent les optimistes. Même si l'on considère seulement la tranche des 25-54 ans, la proportion d'actifs a diminué, se stabilisant récemment au faible niveau relatif de 80,5 %.

Janet Yellen ne voit pas de plein emploi

Affirmer aujourd'hui que l'économie américaine est en situation de plein emploi relève donc de l'approximation, même si les annonces de créations de postes se suivent mois après mois. Même Janet Yellen, la présidente de la Fed, admet que ce n'est pas le cas. Le pouvoir de négociation des salariés reste donc très faible, et le risque d'une « flambée » des salaires l'est donc aussi. « Seuls les américains aux revenus les plus élevés voient leurs revenus augmenter plus vite » souligne Patrick Artus. La hausse des taux n'a donc aucun caractère d'urgence, ce qu'a pris en compte la Fed.
Pire : les derniers indicateurs conjoncturels américains ne sont pas favorables, laissant craindre une dégradation de l'économie. Les marges des entreprises cessent de progresser, les indices sur l'état de l'industrie baissent sensiblement. Conclusion de l'économiste Patrick Artus (Natixis) : aux Etats-Unis, il ne faudrait pas relever les taux d'intérêt, mais au contraire les baisser !

D'autres économistes se montrent moins pessimistes, mais beaucoup estiment, comme ceux d'Amundi que « le cycle (de croissance) va progressivement s'achever d'ici à 2017 ». Est-ce une manière d'annoncer une prochaine récession ? Non, mais la croissance américaine va revenir progressivement autour de 1,5 %, contre 2,5 % en 2014 et 2,4 % en 2015. La consommation pourrait ralentir, en raison de l'arrêt des gains de pouvoir d'achat des ménages lié à la chute du prix du pétrole, et l'investissement s'affaiblir, en liaison avec l'érosion des profits. Quant à la hausse du dollar, elle contribue à miner les perspectives de croissance.

Le risque de nouvelle hausse du dollar

« La Fed va surveiller de près l'évolution du dollar, dont la hausse a déjà pesé fortement sur les exportations américaines » estime Florence Pisani, économiste chez Candriam. Autrement dit, si la devise américaine continue de s'apprécier  -le taux de change réel du dollar a déjà progressé de 17% depuis 2011- , et fortement, la banque centrale pourrait interrompre rapidement le mouvement de hausse des taux entamé ce mercredi. Et le risque existe: de fait, les épisodes de resserrement monétaire aux Etats-Unis se sont toujours accompagnés d'une hausse du dollar.
Autre risque pris en considération : l'endettement des entreprises américaines. Une des raisons de la hausse des taux, c'est de mettre fin à un emballement de la dette privée aux Etats-Unis. Les entreprises émettent des obligations à tour de bras : le marché a doublé en cinq ans. La dette émise cette année a encore progressé de 28 %, soulignent les experts d'Amundi. Il faut mettre fin à cette frénésie -d'autant qu'elle est largement improductive, cet endettement finance des rachats d'entreprise ou d'actions et non de l'investissement-, mais une remontée brutale des taux d'intérêt fragiliserait grandement ce marché, risquant de déstabiliser les entreprises emprunteuses.

Et les émergents?

La hausse des taux risque-t-elle par ailleurs de déstabiliser les pays émergents, comme l'annonce de la fin du "quantitative easing" l'avait fait en 2013, en provoquant un retrait des capitaux ? A entendre, les analystes, le risque est nul, tant ce mouvement avait été anticipé. L'heure serait plutôt au retour des capitaux dans les pays émergents.