L'économie américaine justifie aussi la décision de la Fed

Par Ivan Best  |   |  1025  mots
Janet Yellen, présidente du Conseil des gouverneurs de la Réserve fédérale
La Banque centrale américaine a décidé de maintenir les taux d'intérêt à court terme proches de zéro. Une décision contraire à ce qu'elle laissait supposer au printemps, liée aux incertitudes sur la croissance mondiale et au contexte financier. Mais aussi à la situation de l'économie américaine plus incertaine qu'on ne le dit

La Fed a tranché. Les taux d'intérêt à court terme américains, dont Janet Yellen, présidente de la Réserve fédérale, avait laissé envisager la hausse à l'occasion de cette réunion du conseil des gouverneurs de septembre, n'augmenteront pas. Ils resteront à leur niveau proche de zéro, en vigueur depuis décembre 2008, quand les pays industrialisés subissaient leur plus forte récession depuis les années 30. Dans son communiqué, la Fed signale l'impact des "récents développements de l'économie mondiale et financière". En clair, elle prend en compte le resserrement des conditions financières sur les marchés et le fort ralentissement chinois.

Un discours très optimiste sur l'économie américaine

Cette décision peut surprendre, alors que la plupart des commentateurs diffusent un discours des des plus optimistes sur l'économie américaine. Comment justifier des taux d'intérêt proches de zéro, destinés théoriquement à soutenir le crédit et la croissance, alors que le PIB de la première économie mondiale a progressé au rythme annuel de 3,7% au deuxième trimestre ? Alors que le taux de chômage est au plus bas, à 5,1% ? En situation de plein emploi, il n'est évidemment pas nécessaire de doper l'activité par une politique monétaire accommodante.
A entendre certains, qui avaient anticipé ce recul devant l'obstacle, la Fed aurait cédé face aux marchés financiers, inquiets de cette possible hausse des taux, la première depuis neuf ans.

Une réalité plus nuancée

Le problème, c'est que la réalité de l'économie américaine est beaucoup plus nuancée. Cela peut paraître étonnant vu d'Europe, mais cela fait cinq ans que cette économie est sortie de la crise. En théorie, au vu des sorties de récession par le passé, elle devrait être effectivement au plein emploi, les salaires être en forte hausse, l'inflation sur une pente inquiétante, justifiant une intervention des autorités monétaires, afin de calmer le jeu. Mais ce n'est pas du tout le profil que présente la première économie mondiale. Que voit-on, d'abord ? Une hausse des prix étonnamment faible, pour une croissance économique dépassant les 3%. Selon les prévisions de Morgan Stanley, la hausse des prix, qui a atteint 1,2% en 2014, serait de 0,3% en 2015... Autant dire qu'il n'y a pas d'inflation. Certes, il y a là un effet pétrole, la chute des cours de l'or noir pesant sur l'indice des prix. Mais même en ne considérant que l'inflation sous-jacente, hors prix volatils, l'augmentation serait de 1,4% en 2015 comme en 2014. On est loin de la surchauffe !

Un faible taux de chômage à relativiser

Comment l'expliquer, alors que les indicateurs semblent être au beau fixe ? Certains d'entre eux sont à relativiser. Ainsi le taux de chômage, très faible, traduit-il a priori une économie au plein emploi. En réalité, nombre de chômeurs ne trouvant pas de job ont été découragés, ils ne cherchent plus d'emploi et ne figurent donc plus dans les statistiques. La proportion des Américains au travail ne se redresse que très lentement, beaucoup plus lentement que lors des précédentes reprises.

Les optimistes répondent à cela qu'il existe un effet vieillissement de la population, et, s'agissant des jeunes, une tendance à poursuivre les études. Pour éliminer ces deux biais, il suffit de considérer la classe d'âge toujours au travail -ou sensée l'être-, celle des 25-54 ans. Or, que voit-on, à considérer ce cœur de la population active ? La proportion des 25-54 ans, un emploi, reste basse. Elle était de 77% en aout, ce qui est faible après cinq ans de reprise. Avant la crise, elle dépassait les 80%. Moins de la moitié de la chute du taux d'emploi depuis 2008-2009 a donc été rattrapée. Inhabituel, après cinq ans de croissance.

Un marché du travail sans tensions

En conséquence, contrairement à ce que pourraient laisser croire les statistiques du chômage, le marché du travail n'est pas sous tension, les entreprises n'ont aucune peine à recruter. Les employeurs n'ont donc que peu de pression pour augmenter les salaires. De fait, ceux-ci sont étonnamment flat. Les statistiques le prouvent. Alors que les autorités monétaires américaines visent une croissance nominale des salaires -avant inflation- proche de 4%, chiffre attendu en phase de reprise, la hausse des rémunérations est moitié moindre ! Elle tourne autour de 2% depuis cinq ans, la petite accélération enregistrée fin 2014 début 2015 ayant fait long feu, et même moins pour les non cadres.

3,7% de croissance, un affichage qui ne correspond pas à la réalité

Quant à la croissance, l'affichage du chiffre de 3,7% correspondant au deuxième trimestre ne reflète pas la réalité de l'ensemble de l'année 2015. Les économistes de Morgan Stanley tablent sur 2,4% pour cette année, ce qui paraît élevé au regard des performances européennes, mais reste très faible pour une reprise américaine. Ils visent encore moins pour 2016 (+1,9%). La Fed a relevé sa prévision à 2,1% de croissance pour 2015, mais elle l'a abaissé de 2,5% à 2,3% pour 2016. Et elle table sur 2,2% pour 2017. Loin des chiffres habituels d'une reprise américaine.
Les économistes prennent surtout en compte la faiblesse de l'investissement des entreprises. «Quand elles ont de l'argent, elles préfèrent racheter leurs actions, ce que le marché aime beaucoup, qu'investir dans des capacités de production » résume Elga Bartsch, la chef économiste de Morgan Stanley. Il en résulte des gains de productivité très faibles, et donc une croissance potentielle (croissance sans accélération de l'inflation) réduite, aux environs de 1,5%.

Les difficultés chinoises prises en compte

Bien évidemment, les difficultés des pays émergents, et notamment de la Chine, qui pèsent sur le commerce mondial, contribuent à la faiblesse relative de la croissance américaine. Fin 2015, les exportations seraient quasiment stagnantes, en hausse de 1,1% sur un an, selon Morgan Stanley.
Pourquoi augmenter les taux, dans ce contexte ? La Fed pourrait tout de même se décider en décembre, les taux à zéro ne pouvant être éternels.