Migrants : à Bruxelles, la Turquie négocie ferme les demandes de l'UE

Par Sarah Belhadi  |   |  925  mots
Ce nouveau sommet entre les dirigeants des 28 et la Turquie, achevé dans la nuit de lundi à mardi 8 mars après des discussions laborieuses, a abouti sur la promesse d'ultimes tractations, avec en point de mire un prochain sommet prévu les 17 et 18 mars à Bruxelles. (Photo: Ahmet Davutoglu, Premier ministre turc, en pleine allocution lors de son discours à la fin du sommet UE-Turquie, à Bruxelles, ce mardi 8 mars.)
A l'issue d'un nouveau sommet extraordinaire consacré à la crise des migrants, Ankara et Bruxelles ont trouvé un compromis qui devrait être finalisé les 17 et 18 mars. Si la Turquie accepte de reprendre sur son territoire tous les "migrants irréguliers" arrivés en Europe, elle reçoit une compensation financière et... l'accélération des négociations d'adhésion à l'UE.

Ce nouveau sommet entre Ankara et les 28 pays de l'Union européenne s'est achevé dans la nuit de lundi à mardi. Si, pour l'instant, les douze heures de réunion n'ont pas permis l'adoption d'un accord global, les tractations ressemblent à un échange de bons procédés. L'Union européenne s'est donné dix jours pour finaliser un schéma d'accord avec la Turquie censé "changer la donne", selon les termes du président de la Commission, Jean-Claude Juncker.

Sous-traitance migratoire

Ainsi, la Turquie, fortement poussée par l'Allemagne et Bruxelles, s'est engagée à accueillir "les migrants irréguliers en provenance de la Grèce, quelle que soit leur origine". En échange, l'Union européenne accepterait de recevoir un réfugié pour chaque demandeur d'asile refusé en Grèce et renvoyé en Turquie. Le mécanisme n'est pas simple à comprendre. Lors du sommet du 29 novembre, la Turquie avait déjà concédé la mise en place d'un mécanisme de réadmission des migrants économiques illégaux sur son territoire, pour les expulser, dans un second temps, vers leur pays d'origine. Elle avait aussi promis de renforcer sa lutte contre les passeurs. Sans effet notable sur les flux... Depuis le début de l'année, 130.000 migrants sont arrivés en Europe par la Méditerranée. Cette fois, Bruxelles veut que son allié de circonstance montre des résultats.

Compensation financière

Mais la Turquie, qui a déjà accueilli 2,7 millions de réfugiés syriens depuis le début du conflit en 2011, exige de son côté des compensations. Financières d'abord. Après avoir déjà obtenu 3 milliards d'euros en novembre, Ankara demande le doublement de cette somme d'ici à 2018 pour faire face à l'afflux de migrants.

Dans un premier temps, le pays avait pourtant refusé toute aide financière de l'Europe, par la voix de son Premier ministre Ahmet Davutoglu. "Nous ne pouvons pas accepter un accord sur la base suivante: Donnez-nous de l'argent et ils restent en Turquie. La Turquie n'est pas un camp de concentration", arguait-il au lendemain d'une rencontre avec la chancelière allemande Angela Merkel à Istanbul, en septembre. Au même moment, le vice-premier ministre turc, Numan Kurtulmus, déclarait que son pays avait déjà dépensé 6,6 milliards d'euros pour la prise en charge des réfugiés.

L'UE en pleine contradiction

Outre l'enveloppe financière, le Premier ministre réitère à Bruxelles sa demande concernant la suppression des visas pour les ressortissants turcs circulant dans l'espace Schengen, et veut une accélération de la procédure. Il demande à ce qu'elle intervienne "d'ici juin".

Ankara, en position de force, est aussi parvenue, à la faveur de cette crise, à la réouverture de l'examen de sa candidature pour l'UE qu'on pensait quasi suspendue depuis 2007. Le sommet de novembre a relancé le débat autour d'une possible adhésion. Le chapitre 17 portant sur la politique économique et monétaire a été ouvert en décembre. Mais cette fois, le chef du gouvernement turc demande une accélération de l'examen de sa candidature : "Nous voulons que cinq chapitres de négociations soient ouverts aussi vite que possible".

Début décembre, l'agence gouvernementale Anadolu rapportait que la Commission européenne avait indiqué que les préparatifs pour l'ouverture des chapitres 15 «énergie», 23 «droits fondamentaux», 24 «Justice, libertés et sécurité», 26 «éducation et culture», et du 31 «sécurité extérieure et politique de défense» devaient être entrepris par Bruxelles début 2016.

Si cette crise migratoire relance le processus d'adhésion de la Turquie à l'UE de façon totalement opportuniste pour les deux camps, l'issue est plus qu'incertaine. D'abord en raison du blocage de Chypre qui met son veto sur plusieurs chapitres.

     | Lire aussi : Chypre sera-t-elle réunifiée en 2016 ?

Puis, en raison d'un contexte général qui se dégrade à Ankara. Le rapport d'évaluation annuel de la Commission européenne sur la situation en Turquie, publié en novembre (volontairement après les élections...), est l'un des plus sévères depuis 1997. Il dénonce -entre autres- les régressions en matière d'Etat de droit et de liberté d'expression.

Droits de l'homme (et de la presse) sacrifiés sur l'autel de la Realpolitik

Vendredi 4 mars, alors que le président du Conseil européen Donald Tusk est en visite en Turquie, le plus grand quotidien du pays, Zaman, très critique vis-à-vis du pouvoir, est placé sous tutelle judiciaire. En l'espace d'une nuit, le journal s'est mué en relais officiel de la politique du gouvernement.

Bruxelles condamne, mais timidement. "Nous ne pouvons rester indifférents aux inquiétudes qui ont été soulevées dans ce contexte", a assuré le président du Conseil européen, Donald Tusk. Cet exemple n'est pourtant pas le premier. Le journaliste turc Can Dündar, rédacteur en chef du quotidien d'opposition Cumhuriyet, encourt la prison à vie pour "espionnage", après avoir passé plusieurs mois derrière les barreaux avec son confrère Erdem Gül. La purge dans les médias non officiels se poursuit. Ce mardi matin, alors que Bruxelles et Ankara affichent leur satisfaction,  la plus importante agence de presse privée de Turquie, Cihan, a aussi été placée sous tutelle par la justice.

En octobre, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker avait préféré joué la carte du pragmatisme. Devant le Parlement européen, il expliquait que, en dépit des préoccupations en matière des droits de l'homme, "nous devrons travailler avec la Turquie, que cela nous plaise ou non". Quitte à fermer les yeux.