"L'action du gouvernement pour résoudre la crise en Guyane est inadaptée" Joëlle Prévot-Madère

Par Fabien Piliu  |   |  1461  mots
"C'est la prise de conscience tardive du gouvernement de la situation de ce territoire qui a conduit à cette immense manifestation de démocratie populaire", explique Joëlle Prévot-Madère, la présidente de la CPME Guyane à La Tribune.
Joëlle Prévot-Madère, entrepreneure et présidente de la Confédération générale des petites et moyennes entreprises (CPME) fait un point sur la crise sociale et économique qui frappe actuellement la Guyane.

LA TRIBUNE - Quelle est l'origine de la crise qui secoue actuellement la Guyane ?

JOËLLE PRÉVOT-MADÈRE - Tout commence par une insécurité grandissante et inconnue jusqu'alors sous cette forme extrême que représente l'homicide. Mais de façon globale, le nombre de vols et d'infractions, et d'agressions physiques explose aussi. En outre, nombreux sont ceux qui ne vont pas déposer de plaintes. C'est d'autant plus grave que nous sommes sur un territoire français. Seule la base spatiale est réellement protégées. Cette insécurité frappe de façon transversale l'économie, l'éducation, la santé, le foncier... C'est cette insécurité dans tous les domaines qui est au centre des revendications de la population.

Ce phénomène d'insécurité est-il nouveau ?

Ce qui est nouveau, c'est l'ampleur que ce phénomène a pris. Sur un territoire d'environ 84.000 kilomètre carré, dont 94% est propriété de l'Etat et 91% est classé en "zones protégées",  vous n'avez, de fait, qu'une bande littorale qui puisse être habitée et exploitée.

Par ailleurs, il faut bien avoir en tête que la démographie explose. Actuellement, 43% de la population a moins de 20 ans. C'est deux fois plus qu'en métropole. A cette dynamique démographique s'ajoute des phénomènes migratoires, loin d'être anecdotiques. On a des femmes qui viennent accoucher en France pour que leurs enfants aient la nationalité française et donc bénéficier des avantages sociaux. Historiquement, la Guyane est un pays d'immigration, comme beaucoup d'anciennes colonies. Il y a toujours eu des apports. En outre, la Guyane partage 700 kilomètres de frontière avec le Brésil et 500 kilomètres de frontière avec le Suriname dont les régions les plus pauvres sont en contact direct avec notre territoire. L'appel d'air est mécanique. Des Haïtiens, des Caribéens, tous les pays d'Amérique du Sud pensent pouvoir vivre plus décemment en Guyane que dans leur pays d'origine. Ce qui conduit au développement de bidonvilles ! Sans oublier les trafics de drogue et d'or qui alimentent ce climat d'insécurité. Comme partout dans le monde, de telles conditions de vie sont génératrices de délinquance, de tensions et de violence.

Revenons sur ce collectif des 500 Frères contre la délinquance. Symbolise-t-il la démission de l'Etat ?

Pour la population de la Guyane, l'Etat ne met absolument pas les moyens humains et matériels capables d'assurer la sécurité des citoyens. Ce qui conduit certains à décider de se défendre seuls. Ce que je peux comprendre. Force est de constater que ce collectif est largement soutenu par la population. Il semble que parmi eux, vous ayez des personnes qui ont des situations diverses: employeurs, étudiants, chômeurs, ...

Le système éducatif ne permet plus de monter dans l'ascenseur social ?

Près de 50% des jeunes quittent l'école au niveau du primaire. Or, que pouvez-vous faire quand vous n'avez que le niveau primaire ?. Il n'y a pas assez d'écoles. L'éducation n'est pas adaptée. Beaucoup de langues sont parlées en Guyane: 17 langues vernaculaires. Ainsi à l'école, les enfants arrivent avec une langue maternelle qui n'est pas le français, ce qui ajoute à leurs difficultés, et ce, malgré la mise en place d'un dispositif d'Intervenant en Langues Maternelles (ILM). Un collectif de lycéens "Les Lumineux" dit qu'ils n'apprennent rien. Dans les livres scolaires, on néglige totalement l'histoire de la Guyane.

La politique économique du gouvernement est historiquement inadaptée ?

Tout à fait ! On a plaqué sur un territoire sud-américain des normes européennes. C'est une des causes des difficultés des entreprises locales. L'attente est forte d'obtenir le même niveau de normes accordé à nos voisins, ainsi qu'une adaptation plus importante de nos charges sociales et fiscales, sinon comment être compétitif ? De plus, il n'y a pas d'encouragement à l'inventivité locale, pourtant si tel était le cas, la création d'emplois en serait une belle conséquence. La Guyane dispose de richesses naturelles, tant terrestres que marines, mais la France n'en permet pas l'exploitation, même et surtout de façon durable. Par contre, l'importation y est extrêmement développée, avec des coûts parfois beaucoup trop élevés, conduisant à un coût de la vie supérieur de 13%, en moyenne à la métropole et de 50% pour l'alimentaire.

L'action du gouvernement est-elle trop tardive ?

C'est une évidence. Si tel n'était pas le cas, vous n'auriez pas eu autant de monde dans les rues (plus de 40.000 personnes pour la marche à Cayenne et plus de 12.000 personnes pour la manifestation à Kourou). Cette prise de conscience tardive de la situation de ce territoire a conduit à une immense manifestation de démocratie populaire. L'action du gouvernement est tardive et ne répond pas l'urgence actuelle. Le gouvernement répond certes à des demandes précises détaillées dans un document de revendications, chiffrant une partie de ses réponses à une somme d'un peu plus de 1 milliard d'euros. Cette somme est prévue sur une période de dix ans. Mais le collectif a estimé, sur la base des autres besoins répertoriés, qu'une aide supplémentaire de 2.1 milliards d'euros était nécessaire. Sur ce point, nous n'avons pas de réponse du gouvernement.

Quelle est votre solution?

La seule solution, pour répondre à ces besoins reconnus, serait d'acter la mise en place d'un fonds dédié à la Guyane d'une enveloppe de l'ordre de 300 millions d'euros par an, sur une période de cinq ans, renouvelable une fois. C'est le seul moyen de sécuriser une fois pour toute cette dotation affectée à la Guyane !

Le programme Ariane est-il un motif de fierté ?

Non, pour la plupart des Guyanais, oui, pour certains. Par contre le sentiment de tous ceux qui vivent ici est le ressenti d'une inéquité : tout va bien bien pour eux alors que tout va si mal pour la population. Les Guyanais ne sont pas les ingénieurs ou les techniciens qui font décoller les fusées.

Les problèmes de la Guyane ressemblent-ils aux problèmes que l'on trouve aux Antilles, en Guadeloupe et en Martinique, ou à Mayotte ?

Il n'y a que Mayotte qui connaisse les problèmes identiques à ceux de la Guyane, alors même que c'est une île. La Martinique et la Guadeloupe n'ont pas à faire face à cette pression migratoire que nous connaissons et donc aux conséquences qui s'en suivent.

Bernard Cazeneuve annonce la création d'une prison à Saint-Laurent-du-Maroni. Que vous inspire cette décision ?

Si cette structure est nécessaire dans l'Ouest de la Guyane, elle ne peut permettre de résoudre l'origine des besoins en structures pénitencières. La première solution serait l'application d'un véritable contrôle aux frontières. Ensuite, convaincre les états voisins de ratifier les accords devant permettre de récupérer les prisonniers issus de leurs pays. Et la France dispose des arguments pour cela; encore faut-il qu'elle le veuille vraiment ou qu'elle n'en soit pas empêché par sa volonté d'avoir des accords commerciaux avec les dits pays.

Des mouvements indépendantistes sont-ils à l'oeuvre ?

A ma connaissance, aucun, même si des bruits circulent

Quelles sont les mesures d'urgence à prendre et que porte la CPME en Guyane ?

Je vous rappelle qu'il a été officiellement mesuré un retard de 25 ans en Guyane par rapport à l'hexagone en matière de développement, ce qui s'est traduit par plus de 450 demandes dans tous les domaines. On peut donc conclure que toutes les mesures à prendre sont urgentes ! Concernant le volet économique, de façon transversale, l'urgence porte déjà sur le paiement des factures par les collectivités et les hôpitaux qui peuvent aller jusqu'à deux  ans de retard, des créances des entreprises, ainsi que le paiement des intérêts de retard définis par la loi. Il est également urgent de verser les aides du FEAMP et du FEADER aux secteurs concernés (pêche, agriculture) portant sur les périodes 2014-2016 ! La CPME Guyane, quant à elle, insiste particulièrement sur le volet des dettes sociales dues aux caisses générales (CGSS, RSI, Retraite) et sectorielles (moratoire des dettes sociales arrêtées au 30/12/2017 que ce soit sur la part ouvrière,au-delà de ce qui est habituellement accordé, et des parts patronales), sur le besoin de trésorerie (mise en place d'un fonds dédié à la reconstitution de trésorerie, sous la forme d'un prêt d'honneur , plafonné à 25.000€ à taux 0, remboursable sur 3 ans avec un différé de 6 mois). Ces propositions ont été actées par la ministre de l'outre-mer, et nous attendons les modalités d'application. Sans oublier  la mise en place d'une zone franche sociale et fiscale.