Catalogne : les indépendantistes font-ils un "coup d'Etat" ?

Par Romaric Godin  |   |  1633  mots
Des drapeaux indépendantistes catalans au balcon d'immeubles barcelonais. Les unionistes voient dans le processus indépendantiste un "coup d'Etat" ?
Les partisans de l'unité espagnole crient au "coup d'Etat" contre le processus lancé par la majorité parlementaire indépendantiste en Catalogne. Cette stratégie est-elle justifiée et est-elle la bonne ?

La crise indépendantiste catalane entrera dans les prochains jours dans une phase aiguë. Les trois partis unionistes au parlement catalan (PSC socialiste, PP conservateur et Ciudadanos) ont décidé de recourir au Tribunal Constitutionnel (TC) contre la résolution indépendantiste engageant un processus de « déconnexion » de la Catalogne à l'Etat espagnol. Cette décision pourrait engager les partis souverainistes à entrer dans une « désobéissance » face à Madrid que cette résolution revendique.

Ce qui s'engage en Catalogne désormais est un combat entre deux formes de légitimités. La première est celle des partis indépendantistes catalans qui revendique une légitimité démocratique à appliquer leur programme de « déconnexion » puisqu'ils disposent d'une majorité parlementaire. En face, les partis unionistes s'appuient sur la légitimité constitutionnelle et sur l'illégalité du processus indépendantiste. Ils répondent donc aux votes de la majorité parlementaire catalane par des procédures judiciaires, en attendant d'avoir recours aux moyens d'exécution des décisions des tribunaux espagnols, comme l'application de l'article 155 de la Constitution qui permet de suspendre l'autonomie catalane.

Les arguments des unionistes contre le « coup d'Etat catalan »

Dans cette lutte, l'idée des partis unionistes est de présenter les Catalans comme des « rebelles » et des « hors-la-loi. » Plusieurs politiques espagnols, notamment à droite, ont ainsi énoncé que la déclaration indépendantiste représentait un « coup d'Etat » en ce qu'elle brisait l'ordre constitutionnel espagnol. D'autant que les unionistes ne cessent de pointer le manque de légitimité de la majorité parlementaire indépendantiste. Les deux listes favorables à la sécession, Junts Pel Sí, qui regroupait le centre-droit, la gauche républicaine et les associations indépendantistes, et la CUP, parti sécessionniste de gauche radicale, ont en effet obtenu 47,8 % des voix. Il manque donc 80.000 voix aux partisans de l'indépendance pour être majoritaires. Or, puisque le président de la Generalitat (le gouvernement catalan), Artur Mas, avait proclamé que les élections régionales du 27 septembre étaient « plébiscitaires » autour de la question de l'indépendance, les listes indépendantistes, fussent-elles majoritaires en sièges, n'auraient pas de mandat suffisant pour briser la légalité espagnole. On serait donc bien en présence d'un « coup d'Etat. »

Une criminalisation de l'indépendantisme après-coup

Ces arguments ont cependant des points faibles. Le premier est que la lutte judiciaire contre un programme défendue par une majorité parlementaire qui tente de l'appliquer revient concrètement à criminaliser les idées indépendantistes. L'indépendantisme serait certes toujours une opinion permise, à condition qu'elle ne soit pas appliquée. Si ces idées deviennent majoritaires dans une assemblée parlementaire, cette idée devient immédiatement illégale. C'est bien, du reste, le but des partis unionistes qui cherchent ainsi à montrer le caractère « impossible » de l'indépendantisme afin de disqualifier le sécessionnisme dans les prochaines élections. L'ennui, c'est qu'il pourrait aussi disqualifier aussi bien l'unionisme dans sa volonté de contourner le choix démocratique catalan. Le compliment du « coup d'Etat » pourrait donc être retourné contre les unionistes, ce qui prouve l'impasse de cette stratégie.

L'échec de la stratégie judiciaire

Cette « judiciarisation » de la question catalane est menée depuis 2010 par le gouvernement espagnol qui a notamment fait interdire le référendum du 9 novembre 2014. Or, cette stratégie n'a pas réellement porté ses fruits. Malgré l'interdiction de ce référendum, les partis indépendantistes ont obtenu le 27 septembre 95.595 voix de plus que le oui à un Etat indépendant le 9 novembre. Cette stratégie n'est donc guère fonctionnelle sur le plan politique. Elle renforce en réalité l'idée que l'Etat espagnol continue à refuser d'entendre le message et la volonté des Catalans. Elle alimente le sentiment de mépris de l'Espagne envers le « peuple catalan » qui, en retour, est évidemment une chance pour les indépendantistes.

La majorité parlementaire est suffisante pour agir

Quant à l'absence de majorité en voix pour les indépendantistes, l'argument n'est pas davantage recevable. D'abord, parce que les unionistes n'ont pas reconnu le caractère plébiscitaire des élections du 27 septembre. Il est donc étrange de les voir utiliser aujourd'hui cet argument. Ensuite, parce qu'une majorité parlementaire qui dispose de la majorité des sièges est légitime en démocratie pour appliquer son programme. Les gouvernements qui disposent d'une majorité des sièges sans majorité des voix sont légion en Europe et ne font l'objet d'aucune contestation de légitimité. Mieux même, le président portugais essaie actuellement d'imposer un gouvernement minoritaire en voix et en sièges. Du reste, là aussi, l'argument peut se retourner contre les partis unionistes. Car si les indépendantistes n'ont pas eu la majorité des voix, les trois partis unionistes n'ont, le 27 septembre, que cumuler 39,17 % des voix, soit moins que la seule liste Junts Pel Sí (39,55 %). Le fait que ces trois listes clairement minoritaires tentent d'empêcher le fonctionnement du parlement catalan et de criminaliser ses décisions pourrait aussi relever du « coup d'Etat. »

Un résultat du 27 septembre peu clair

Mais surtout, si ces élections étaient plébiscitaires, c'était précisément parce que l'Etat espagnol avait fait interdire le référendum sur l'indépendance par le TC. C'était donc la « moins mauvaise des solutions » pour donner la parole aux électeurs, mais c'était une solution imparfaite en ce sens que la réponse issue de ces élections ne pouvait pas être claire pour deux raisons. La première est que, dans ce type de scrutin, des sujets non liés à l'indépendantisme pouvaient jouer dans le choix des électeurs pour un parti. Un indépendantiste pouvait ainsi, par exemple, choisir de voter pour un parti de gauche non indépendantiste pour ne pas cautionner la politique d'austérité d'Artur Mas, mais qui sait ce qu'il aurait voté dans le cadre d'un référendum ? Or, l'écart avec la majorité absolue est si faible que l'on ne peut exclure ici une « déviation. » Le deuxième élément est que plusieurs partis refusaient de se prononcer sur l'indépendance en tant que telle ou étaient favorables à une consultation légale. C'est le cas de l'alliance de gauche et des chrétiens-démocrates qui ont obtenu ensemble plus de 11 % des voix. Là encore, sur ces 11 %, combien d'électeurs auraient voté oui à un référendum sur l'indépendance ou se serait abstenus ? Impossible à dire. Impossible donc d'affirmer que l'ensemble de ceux qui n'ont pas voté contre les listes indépendantistes ont voté contre l'indépendance.

Refus espagnol du référendum

Du coup, la majorité parlementaire catalane peut prétendre avoir le droit d'appliquer son programme de déconnexion. D'autant que la désobéissance vis-à-vis de Madrid et du TC n'a qu'un but : pouvoir organiser un référendum légal en Catalogne sur l'indépendance malgré son illégalité en Catalogne. Un référendum qui ne peut être que le seul acte capable de justifier une indépendance, ou de l'enterrer. La détermination des unionistes à refuser ce référendum est donc assez suspecte. Là encore, elle souligne le refus d'écouter la volonté des Catalans et, surtout, ce qui est assez grave, elle souligne aussi le refus des partisans de l'union de défendre cette unité espagnole dans le cadre d'un processus démocratique clair, alors qu'il existe évidemment d'excellents arguments en faveur du maintien de la Catalogne en Espagne.

Il est frappant de constater que les grands partis espagnols refusent cette option référendaire qui a pourtant permis, au Royaume-Uni et au Canada, de défaire les mouvements indépendantistes québécois et écossais. Le refus d'un processus démocratique sur la question catalane, ne peut amener qu'à creuser encore le fossé entre la Catalogne et l'Espagne et, en Catalogne, entre les Catalans. C'est une stratégie très dangereuse pour l'avenir même de l'Espagne qui pourrait être identifiée par un nombre croissant de Catalans comme une « prison » et favoriser encore la radicalisation du mouvement indépendantiste.

La responsabilité de la communauté internationale

De ce point de vue, la responsabilité de deux acteurs semble lourde. Le premier est le PSOE, le parti socialiste espagnol qui s'est rallié à la position des deux partis de droite unionistes, le PP et Ciudadanos. En refusant le principe d'un référendum d'autodétermination, comme le reste de la gauche espagnole, le PSOE justifie la position du « coup d'Etat » catalan. Il contribue donc à rendre la situation plus difficile.

La deuxième responsabilité est celle de l'Europe et du reste du monde qui soutient la position unioniste en espérant que les indépendantistes abandonneront leurs projets, faute de soutiens extérieurs. Même le secrétaire générale de l'ONU, Ban Ki-Moon, a récemment refusé le droit à l'autodétermination des Catalans, suivant ainsi les pas de l'UE et de la plupart des grands pays. Mais là encore, cette manœuvre semble vouée à l'échec face à la légitimité démocratique des partis indépendantistes.

D'autant qu'elle est juridiquement faible : Ban Ki-Moon affirme que la Catalogne ne fait pas partie des « territoires reconnus par les autorités comme « non-autonomes. » Mais c'était le cas aussi de l'Ecosse, du Québec et du Monténégro, qui étaient des régions d'un Etat membre de l'ONU et où se sont déroulés des référendums d'autodétermination. Et, dans le cas monténégrin, malgré un référendum contesté par certains, l'ONU a reconnu le nouvel Etat sans difficulté. Bref, tout ceci semble d'abord des manœuvres d'intimidation qui, in fine, sont contre-productives. Alors que la stratégie judiciaire de criminalisation de l'indépendantisme catalan semble donc une impasse, l'attitude de la communauté internationale de « coller » à cette stratégie, relève de l'inconscience.