Catalogne : pourquoi la convocation d'Artur Mas devant la justice a été une erreur

Par Romaric Godin  |   |  1643  mots
Artur Mas à sa sortie du palais de justice de Barcelone, accueillie par la foule.
Le président régional catalan Artur Mas a été convoqué devant la justice ce 15 octobre sous l'accusation de "désobéissance civile." Une décision qui va compliquer encore la situation catalane.

La convocation devant la Justice du président catalan Artur Mas pour l'organisation le 9 novembre 2014 d'une « consultation sur l'avenir de la Catalogne » s'est transformée ce 15 octobre 2015 en une manifestation de force indépendantiste. A douze jours de l'ouverture du nouveau parlement catalan, où la majorité des sièges a été attribuée aux indépendantistes, Artur Mas est entrée dans le tribunal accompagné d'une foule agitant des drapeaux catalans et de la plupart des élus séparatistes.

Artur Mas en victime

A sa sortie, il a pu se présenter comme un martyr de la démocratie catalane face à une justice espagnole aveugle. « Il existe des institutions qui considèrent que laisser les gens voter est un crime », a-t-il proclamé avant d'endosser la « responsabilité politique » du 9 novembre, tout en rejetant sa responsabilité juridique. C'est donc un positionnement de héros démocratique qu'a pu adopter Artur Mas avant que ne s'engage lors de l'ouverture du parlement un bras de fer avec Madrid. Et il faut bien reconnaître que la justice espagnole a beaucoup concouru à ce résultat. Car cette convocation est une erreur à trois titres au moins.

Fallait-il porter Artur Mas devant la justice ?

D'abord, parce qu'elle était inutile. Certes, la consultation a été suspendue par le Tribunal Constitutionnel (TC) le 29 septembre 2014 et il était illégal de monter un vote « officiel », comme avait commencé à le faire Artur Mas. Mais ce dernier s'est immédiatement exécuté, contre l'avis de beaucoup de militants indépendantistes, et il a renoncé à organiser un « vrai » vote. Certes, il y a eu une consultation, avec un appui logistique des autorités catalanes et c'était un contournement de la loi. Mais cette consultation n'a débouché sur rien de concret au niveau politique. Pour preuve : il s'en est suivi un affaiblissement des indépendantistes dans les sondages et Artur Mas a dû convoquer des élections « plébiscitaires » pour faire avancer le processus. Bref, cette consultation n'avait pas plus d'impact qu'un sondage. Son interdiction par le TC aurait dû être suffisante.

La judiciarisation de la question catalane est-elle une bonne méthode ?

En choisissant de poursuivre Artur Mas, le parquet espagnol a offert une tribune à Artur Mas. Il a aussi pris le risque de vouloir judiciariser le problème catalan. C'est une erreur historique qui est menée avec beaucoup de conviction par le gouvernement de Mariano Rajoy. Or, rien ne peut davantage profiter à la cause indépendantiste. Ceci a toujours été le cas, historiquement. En 1906, pour faire cesser les dessins satiriques dans le journal catalan Cu-Cut, le gouvernement conservateur madrilène avait fait adopter les « Lois de Juridictions » qui plaçaient sous la juridiction de l'armée les attaques à l'unité de l'Espagne. Cette décision avait conduit l'ensemble des forces régionalistes d'alors, de la gauche républicaine à l'extrême-droite carliste, à se regrouper dans un cartel électoral, la « Solidarité Catalane » qui avait remporté aux élections générales de 1907 42 des 45 sièges catalans. Au moment où il n'a manqué le 27 septembre dernier que moins de 80.000 voix aux indépendantistes pour obtenir la majorité absolue, on peut apprécier que cette réponse juridique, aussi justifiée soi-elle, est une faute politique.

Une « coïncidence » de date fort malheureuse

Deuxième erreur : le choix de la date de convocation d'Artur Mas. Ce 15 octobre est en effet aussi le 75ème anniversaire de l'exécution dans les douves de la forteresse de Montjuïc à Barcelone d'un autre président du gouvernement catalan, Lluis Companys par les autorités franquistes. Artur Mas, président élu de la Generalitat, a donc été convoqué par la justice espagnole 75 ans jour pour jour après l'exécution d'un autre président élu de la Generalitat. Certes, Artur Mas ne risque là que la destitution et non la mort et la justice espagnole d'aujourd'hui n'est pas celle de 1940, mais pour les indépendantistes, cette « coïncidence » des dates ouvre naturellement un parallèle et permet d'insister sur la répression par l'Etat central du mouvement catalan. Il est aisé pour eux de faire de ce qui ressemble fort à une provocation un avantage. D'autant que le procès de Lluis Companys n'a jamais été annulé par Madrid, malgré les demandes du gouvernement catalan. Autrement dit, les mouvements indépendantistes ont beau jeu d'insister sur les ambiguïtés de l'Espagne post-franquiste et de mettre en avant l'idée que, pour sauvegarder son unité, l'Espagne n'hésite pas à retrouver quelques vieux réflexes. L'appel d'Artur Mas à la France « qui devrait écouter un mouvement démocratique » n'est, du reste, pas sans ramener l'Hexagone à son attitude pendant la guerre civile.

Une aubaine pour les indépendantistes

Artur Mas a d'ailleurs utilisé pleinement cette aubaine en allant rendre hommage à Lluis Companys ce 15 octobre avant d'aller au tribunal. L'hommage à la victime du franquisme et le soutien à Artur Mas n'a donc en réalité fait qu'un ce jeudi à Barcelone. Et ce parallèle, dans la tête de tous à Barcelone ce 15 octobre, a évidemment été un atout de plus pour le président actuel de la Generalitat dans sa volonté d'apparaître en « résistant » et en « héros démocrate », comme son illustre prédécesseur. Du reste, même la CUP, le parti de gauche radicale indépendantiste qui refuse de soutenir le renouvellement d'Artur Mas à la tête du gouvernement régional, s'est jointe au double mouvement d'hommage et de soutien. C'est un tour de force de la justice espagnole, car Lluis Companys, qui a participé en 1937 à l'écrasement de la gauche radicale du POUM et des anarchistes de la CNT, deux mouvements dont la CUP est l'héritier, n'a, en théorie, que peu l'étoffe d'un héros pour ce parti. Pas davantage qu'un Artur Mas que les « Cupistes » détestent pour sa politique d'austérité en 2012. Là encore, ce choix du 15 octobre aura contribué à renforcer l'unité des Indépendantistes.

Companys ou l'échec du fédéralisme espagnol

Mais il y a aussi un troisième élément malheureux de cette convocation du 15 octobre. En replaçant Lluis Companys au centre du débat catalan, la justice espagnole a mis en avant la tragédie d'une vie qui a moins été consacré à l'indépendance de la Catalogne qu'à trouver un moyen de coexistence de la nation catalane dans la nation espagnole. L'échec de Lluis Companys, c'est aussi l'échec du fédéralisme en Espagne et cela renvoie immanquablement à l'échec de « l'Espagne des Autonomies » issue de la Constitution de 1978. Car la vie de Lluis Companys est une vie dédiée à la construction de ce fédéralisme.

Lluis Companys n'est en effet pas qu'un régionaliste, c'est aussi et peut-être avant tout un républicain. Après l'éclatement de la Solidarité Catalane en 1910, il va rejoindre le parti républicain fédéraliste fondé par l'éphémère président de la première république, le Catalan Francesc Pi i Margall (1824-1901). Certes, à la différence de ce dernier, Lluis Companys est le défenseur d'une « nation catalane » et demande la création d'un « Etat catalan », mais il pense toujours ces revendications dans le cadre espagnol. Du reste, le 14 avril 1931, à Barcelone, après la victoire de son parti, la Gauche Républicaine Catalane (ERC), Lluis Companys proclamera seulement la république. C'est le leader d'ERC, Francesc Macià qui, quelques heures plus tard, proclamera la naissance de « l'Etat catalan dans le cadre d'une fédération de républiques ibériques. »

Et, trois ans plus tard, alors qu'il est devenu président de la Generalitat en 1933 après la mort de Francesc Macià et qu'il a accepté la constitution républicaine qui accorde un statut spécial à la « région catalane », Lluis Companys ne va pas davantage franchir le pas de l'indépendance. Le 6 octobre 1934, alors que les mineurs asturiens se soulèvent contre le nouveau gouvernement conservateur, Lluis Companys proclame au balcon du palais de la Generalitat « l'Etat catalan dans la république fédérale espagnole », alors même que beaucoup de Catalans pariaient pour une déclaration d'indépendance. L'armée espagnole intervint pour casser cette déclaration, suspendre le statut catalan et arrêter le président du gouvernement régional.

Une justification a posteriori de l'indépendantisme ?

Ce fédéraliste a été arrêté quatre fois par les autorités espagnoles : en 1909 après le soulèvement ouvrier de Barcelone, la « semaine tragique », en 1925 sous la dictature de Miguel  Primo de Rivera, en 1934 après sa proclamation déjà citée et en 1940 en France par les Nazis qui le livrèrent aux franquistes. Pour les Indépendantistes, le mythe Companys conduit à faire le deuil symbolique d'une idée fédéraliste qui se heurte perpétuellement aux Conservateurs espagnols. La vie du martyr de Montjuïc est une justification de la rupture avec Madrid. Certes, l'Espagne d'aujourd'hui est différente, mais l'attitude fermée du gouvernement Rajoy peut être interprétée par les indépendantistes comme la nouvelle version d'une même pièce. Et c'est aussi pourquoi cette convocation du 15 octobre est une erreur : elle rappelle aux Catalans l'échec de la solution fédéraliste et apporte de l'eau au moulin de la rupture.

Quelle stratégie pour Madrid ?

Il est donc logique de s'interroger sur la logique suivi par Madrid face au cas catalan. La fermeté de Mariano Rajoy, alimentée encore par la montée en puissance du très unioniste Ciudadanos, n'a, jusqu'à présent, eu comme résultat que de faire encore progresser l'indépendantisme. Voilà qui est inquiétant, car si après la formation du nouveau gouvernement, Mariano Rajoy, pour des raisons électoralistes avant les élections du 20 décembre et dans une surenchère avec Ciudadanos, jette encore de l'huile sur le feu, la situation pourrait devenir très périlleuse.