La Grèce va-t-elle accepter de devenir le Calais de l'Europe ?

Par Romaric Godin  |   |  1712  mots
A la frontière entre la Grèce et l'ancienne république yougoslave de Macédoine, mercredi 2 mars 2016.
La Grèce est désormais menacée de devenir un hotspot géant. La fermeture de la frontière nord et la poursuite de l'arrivée des migrants depuis la Turquie la place dans une situation critique. Mais cette situation pourrait arranger tout le monde.

Mardi 1er mars, dans une interview accordée au Hospodarske Noviny, le premier ministre slovaque, le social-démocrate Robert Fico lançait une énième provocation à l'égard du gouvernement grec avec son ton si mesuré : « Tsipras, si tu ne fais pas ce que tu peux, alors il n'y aura qu'un seul hotspot, et on l'appellera la Grèce. »  Cette parole a évidemment encore beaucoup ému en Grèce, non pas parce qu'elle est une menace, mais parce qu'elle pourrait déjà être le reflet de la réalité.

Le déclencheur autrichien

La situation en Grèce sur le front des réfugiés est difficile depuis l'été dernier, mais elle s'est encore dégradée depuis que l'Autriche a annoncé à la mi-février qu'elle n'accepterait plus que 3.200 réfugiés par jour en transit sur son territoire, porte d'entrée vers l'Allemagne. Et de limiter à 80 par jour le nombre de demande d'asile. La veille, Vienne avait systématisé ses contrôles à ses frontières méridionales. Dès lors, les pays des Balkans ont craint de se retrouver contraints de gérer la masse des réfugiés. Les frontières se sont donc fermées, comme des dominos tombant les uns après les autres. Jusqu'à Idomeni, point de passage entre la Grèce et l'Ancienne République yougoslave de Macédoine (ARYM). Les autorités de l'ARYM ont décidé logiquement de fermer leur frontière terrestre avec la Grèce pour éviter de se retrouver avec ces camps de réfugiés refoulés par ses voisins sur son sol. A ce jeu de mistigri, le perdant est évidemment la Grèce.

Le piège se referme sur la Grèce

L'Hellade est en effet confrontée à un problème majeur : la plupart des réfugiés venant de Turquie passent par la mer Egée. Une frontière qui est impossible à « fermer », contrairement à ce que suggère le premier ministre slovaque. Comment stopper les embarcations de réfugiés ? Faut-il les renvoyer en Turquie sur leurs frêles esquifs, au péril de leurs vies, comme l'a suggéré le ministre belge de la migration Théo Francken ? Faut-il les « empêcher » de passer ? Et comment, concrètement ? L'accusation de l'indolence grecque sur la frontière turque n'est, en réalité, pas sérieuse. L'Italie est confrontée au même problème - mais d'une ampleur moindre - dans ses eaux méridionales et nul n'a jamais songé à accuser Rome de ne pas maîtriser ses frontières. La Grèce est donc condamnée, tant que durera la guerre en Syrie et en Irak et tant que la Turquie ne maîtrisera pas les flux en provenance de sa frontière à accepter les réfugiés.

Or, au nord, à la frontière avec l'ARYM, ses réfugiés ne peuvent plus sortir de Grèce. Ce mercredi 2 mars, 10.000 personnes se massaient à Idomeni et 170 sont passées. Les camps sont surpeuplés. La Grèce est donc le goulot d'étranglement de la crise des réfugiés. Le « Calais » de l'Europe entière. Comme dans le nord de la France, les réfugiés ne veulent pas rester en Grèce, ils y sont contraints. Ils se massent donc dans des camps de fortune et refusent tout éloignement d'une frontière qu'ils veulent franchir. C'est dire si la menace de Robert Fico est sur le point de se réaliser. Pire même, tout se passe comme si cette situation semblait arranger tout le monde. Et comme si la Grèce avait fini par accepter ce destin.

Certes, Angela Merkel et Jean-Claude Juncker ont beaucoup blâmé l'Autriche pour sa décision. Une procédure a été lancée pour s'interroger sur la conformité légale de la décision de Vienne. Mais face à l'urgence, ceci paraît d'autant plus dérisoire que l'Autriche est soutenue par l'essentiel des pays d'Europe centrale et que des pays comme la France ne voient pas d'un mauvais œil l'endiguement du flux « aux portes de l'Europe. » Bref, voir les réfugiés s'arrêter en Grèce pourrait convenir à beaucoup de gouvernements en Europe. Mais que dire de l'Allemagne ?

Que veut l'Allemagne ?

Si Angela Merkel refuse tout quota et maintient son discours d'accueil des réfugiés et d'ouverture des frontières, sa stratégie, depuis quelques mois, consiste également à « tarir » le flux de réfugiés en « agissant à la source. » C'est pourquoi elle s'est lancée dans un rapprochement spectaculaire avec la Turquie, promettant à Ankara 3 milliards d'euros et la relance du processus d'adhésion à l'UE. Mais la Turquie n'agit pas comme le souhaite Berlin. Et pour cause : Ankara a la main dans ce dossier, le gouvernement turc sait qu'il a les moyens de faire pression sur l'UE via les réfugiés pour obtenir ce qu'il veut. Et les exigences turques, de Chypre à l'adhésion en passant par l'aide promise (que la Turquie voudrait relever à 5 milliards d'euros), ne manquent pas. La stratégie d'Angela Merkel patine donc en Turquie.

Le blocage des réfugiés en Grèce n'est donc pas une mauvaise nouvelle pour la chancelière. Le but politique de cette dernière est, en effet, désormais, de montrer sa capacité à ralentir les entrées de réfugiés sur le sol allemand, pour donner des gages au camp conservateur et aux électeurs de la CDU avant les élections du 13 mars dans trois Länder, mais aussi, pour des raisons pratiques, pour permettre d'intégrer ceux qui sont déjà entrés en Allemagne, soit près de 1,1 million de personnes à ce jour. La chancelière a donc une position très ambiguë. Politiquement, la chancelière conserve son discours d'ouverture, mais elle accepte aussi volontiers de voir les entrées en Allemagne se réduire, ce qui est clairement son but, comme elle l'a souvent affirmé. Or, si ces entrées se réduisent, c'est parce que les réfugiés sont bloqués en Grèce.

Ambiguïté d'Angela Merkel sur la Grèce

Dimanche, Angela Merkel a appelé à aider la Grèce. « Nous ne pouvons pas laisser tomber la Grèce », a-t-elle proclamé. Mais cet appel est à double tranchant : il signifie aussi qu'il convient d'aider la Grèce à jouer son rôle de « Calais européen ». Autrement dit, il s'agit de donner les moyens à la Grèce de servir de « hotspot » géant, selon la menace de Robert Fico. Pour preuve : la chancelière, mardi, a prévenu qu'il n'était pas question pour l'Allemagne d'aller chercher directement des réfugiés à la frontière entre la Grèce et l'ARYM. « Il existe des capacités d'accueil en Grèce qui doivent être utilisées », a indiqué la chancelière. Bref, l'aide à la Grèce, oui, mais pas pour soulager le pays en réduisant le nombre de migrants transitant sur son sol. Il s'agit de l'aider à « gérer » son nouveau statut de goulet d'étranglement de la migration. L'aide européenne de 700 millions d'euros sur trois ans débloquée ce mercredi, somme encore bien dérisoire et destinée seulement en partie à la Grèce, va dans le même sens. Finalement, tout se passe comme s'il s'agissait de graver dans le marbre la situation grecque en « gommant » ses effets les plus désastreux sur le plan humanitaire et sécuritaire.

Acceptation grecque ?

Le gouvernement grec semble enclin à accepter ce nouveau statut. Après avoir tenté l'escalade avec Vienne, en rappelant notamment son ambassadeur en Autriche, Athènes montre désormais un ton plus conciliant. Le ministre des Affaires étrangères Nikos Kotzias a indiqué mercredi soir sur la télévision grecque Skaï que les flux de réfugiés sont « gérables » pour la Grèce. Il est vrai que, parallèlement et soudainement, les créanciers de la Grèce se sont montrés très compréhensifs sur la réforme des retraites exigée par le mémorandum. Selon Bloomberg, Berlin serait prêt à accepter des concessions sur le mémorandum. L'idée d'utiliser l'assouplissement du mémorandum pour faire accepter davantage de réfugiés sur son sol, qui est dans l'air depuis octobre - quoique toujours nié par le gouvernement allemand - semble se concrétiser. Alexis Tsipras pourrait donc accepter de disposer de plus de marges de manœuvre contre le fait de convertir son pays en « salle d'attente » immense pour les réfugiés.

Stratégie risquée pour la Grèce

Le pari serait évidemment très risqué. Les réfugiés ne souhaitent pas rester en Grèce. Leur but est l'Allemagne. L'ouverture des frontières proclamée par Angela Merkel en septembre a suscité des espoirs légitimes parmi eux. Ils refuseront donc toute solution qui les éloignera de l'Allemagne : le redéploiement dans d'autres pays ou dans d'autres zones de Grèce. Le risque de dérapage violent n'est pas à exclure, comme les heurts à Idomeni lundi l'ont montré. Surtout, le flux va se poursuivre, rendant l'aide financière européenne caduque. On l'a vu, la capacité de l'Europe à répartir les réfugiés en Grèce dans le reste de l'UE est quasi nulle et la plupart des pays n'en veux plus désormais. La situation humanitaire en Grèce risque donc de devenir de plus en plus préoccupante, comme l'a souligné l'ONU lundi. Si rien n'est fait, l'impact sur le tourisme risque de se faire ressentir et la Grèce pourrait devenir une destination moins attractive pour les vacanciers. Or, les revenus de l'Etat grec dépendent fortement de la saison touristique. Osera-t-on encore alors, comme jadis, lorsque surviendront de nouveaux problèmes financiers, accuser l'incapacité des dirigeants grecs et l'indolence de ses citoyens ?

Bref, cette stratégie européenne de « gérer les problèmes sur place », comme l'a dit Angela Merkel, est à haut risque pour le pays. Il trahit de plus une réalité cruelle pour l'Europe : la solidarité y est minimale, tardive et intéressée. Et les petits pays, les plus fragiles, sont toujours sacrifiés aux priorités des grands. Une image bien terne qui s'était déjà fait voir lors de la crise financière.