Pour apaiser la colère des agriculteurs européens, Bruxelles veut taxer les céréales russes

Par Coline Vazquez  |   |  1296  mots
« Nous avons préparé une proposition visant à augmenter les droits de douane sur les importations de céréales », a déclaré Ursula Von der Leyen. (Crédits : ALINA SMUTKO)
La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a proposé d'imposer des droits de douane sur les céréales venant de Russie. Et pour cause, les céréaliers européens, notamment en France, s'inquiètent de voir la Russie tirer vers le bas les prix mondiaux et bousculer les équilibres des échanges. Mais cette mesure pourrait se révéler bien plus politique... qu'efficace.

[Article publié le vendredi 22 mars à 8h47, mis à jour à 19h15 ]

L'Union européenne aurait-elle trouvé la solution pour apaiser la colère des agriculteurs... en sanctionnant la Russie ? C'est du moins ce qu'a proposé, jeudi, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen. Cette dernière a avancé l'idée d'imposer des droits de douane sur les céréales venant du pays en guerre. En effet, malgré les nombreuses sanctions prises par les Occidentaux, les importations de produits agricoles russes en sont, elles, bien exemptées.

« Nous avons préparé une proposition visant à augmenter les droits de douane sur les importations de céréales, d'oléagineux et de produits dérivés, russes et biélorusses. Cela empêchera les céréales russes de déstabiliser le marché européen pour ces produits », a ainsi expliqué Ursula von der Leyen, lors d'une conférence de presse, à l'issue de la première journée d'un sommet des chefs d'Etat et de gouvernement de l'UE à Bruxelles.

De leur côté, la République tchèque, la Pologne et les trois Etats baltes réclamaient une interdiction complète des importations de céréales en provenance de Russie et de Biélorussie. Cette mesure privera la Russie des recettes de ces exportations et « garantira que les exportations illégales de céréales ukrainiennes volées par la Russie n'entrent pas sur le marché de l'UE », a néanmoins fait valoir la présidente de la Commission. Il s'agira de droits de douane « prohibitifs » en vue d'« assécher » une source de revenus permettant à Moscou de financer sa guerre contre l'Ukraine, a abondé le commissaire chargé du Commerce, Valdis Dombrovskis, précisant, néanmoins, que ces taxes « n'affecteraient pas les céréales russes transitant vers des pays tiers ».

Empêcher les céréales russes de « déstabiliser » le marché européen

Les importations venues de Russie « ont augmenté considérablement en 2023. Ces droits de douane prohibitifs les rendront non viables sur le plan commercial », les empêchant de « déstabiliser » le marché européen, a encore ajouté le commissaire européen.

Une belle ambition...à nuancer toutefois au regard des volumes importés par l'Europe. Le principal marché de la Russie n'est pas l'Europe, mais bien le reste du monde, rappelle Arthur Portier, consultant chez argus media (Agritel). En effet, depuis le début de la campagne, autrement dit du 1er juillet 2023 jusqu'à fin février 2024, le Vieux Continent a importé 290.000 tonnes de blé tendre russe, ce qui représente seulement 4,5 % des importations totales de cette denrée en Europe. De même pour le maïs : celui venu de Russie ne représente que 2% du total importé.

Là où il y a un vrai sujet, c'est davantage sur le blé dur, utilisé notamment pour faire des pâtes, précise Arthur PortierAu total, l'Europe en a importé 1,9 million de tonnes dont 420.000 tonnes en provenance de Russie, soit 23%. D'un point de vue global, la mesure proposée par la Commission européenne ne va donc pas changer la donne sur le paysage agricole européen sauf pour certaines filières en particulier comme le blé dur, résume-t-il, y voyant une décision davantage politique qu'autre chose.

Des prix russes qui tirent ceux des Européens à la baisse

Néanmoins, l'UE espère avec cette mesure soutenir les exportations de ses propres agriculteurs qui souffrent d'une baisse des prix des céréales sur le marché mondial. La faute, de nouveau, à la Russie, entre autres, qui bénéficie d'un coût de production plus faible que sur le Vieux Continent, et peut donc proposer ses denrées à des tarifs plus bas.

D'autant qu'elle occupe la première place au rang des exportateurs mondiaux et dispose de récoltes, de blé tendre notamment, record, inondant ainsi le marché mondial. A titre d'exemple, pour 2023-2024, bien que la production russe de blé tendre ait quelque peu diminué, atteignant 85 millions de tonnes, les exportations devraient, elles, grimper à des niveaux records, autour de 49 à 50 millions de tonnes, selon les analystes.

« La présence de la Russie à l'export est vraiment massive, elle atteint des niveaux jamais connus auparavant », soulignait ainsi Marc Zribi en septembre dernier à La Tribune. « Et elle semble avoir la capacité de peser sur les marchés tout au long de la campagne », ajoutait-il.

LIRE AUSSI - Le blé français face au défi du blé russe et ukrainien

Cette forte production, couplée à des prix inférieurs à ceux des Européens, a permis à Moscou de gagner beaucoup de parts de marché, notamment en Algérie, marché auparavant détenu par la France, explique Arthur Portier. Depuis le déclenchement de la guerre et la multiplication des sanctions occidentales à son égard, Moscou n'a d'ailleurs eu de cesse de se rapprocher des pays d'Afrique, notamment en livrant à six d'entre eux dont la Somalie et le Burkina Faso des livraisons gratuites de céréales.

« Des conséquences très sérieuses pour ceux qui les ont prises », prévient la Russie

La Russie n'a pas manqué de réagir, ce vendredi, à la mesure envisagée par l'Europe, prévenant que « si ces décisions (sur les avoirs) sont mises en œuvre, elles auront des conséquences très sérieuses pour ceux qui les ont prises », selon les propos du porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov. Il a également estimé que « les consommateurs européens souffriront » si l'Union européenne taxe les produits agricoles russes, actuellement exemptés de droits de douane.

Dans les différents trains de sanctions adoptés contre Moscou après l'invasion de l'Ukraine en février 2022, les Européens ont, jusqu'alors, pris soin de ne cibler ni le secteur agricole, ni les engrais. Ils redoutaient, en effet, de déstabiliser les échanges de céréales dans le monde et de fragiliser la sécurité alimentaire de pays tiers d'Asie et d'Afrique, très dépendants de la puissance agricole russe. Mais depuis, il n'y a plus de tension sur la scène agricole internationale à court terme, rappelle Arthur Portier.

D'autant que, cette semaine encore, l'Ukraine s'est indignée de cette absence de restrictions. « Nous constatons que, malheureusement, l'accès de la Russie au marché agricole européen reste illimité », a ainsi déploré jeudi le président ukrainien Volodymyr Zelensky lors d'une visioconférence avec les Vingt-Sept. « Lorsque des céréales ukrainiennes sont jetées sur les routes (par des agriculteurs polonais mécontents, NDLR), des produits russes et biélorusses continuent d'être acheminés vers l'Europe (...) C'est injuste », s'est-il indigné.

De quoi encourager davantage les instances européennes à une décision des plus symboliques alors que le Vieux Continent a vu la colère de ses agriculteurs éclater ces derniers mois.

Lire aussiAccord sur les importations de céréales ukrainiennes : malgré les garanties de l'UE, la colère des agriculteurs ne faiblit pas

Sans compter que si ces derniers dénoncent la concurrence des denrées russes, ils pointent également du doigt celle des céréales ukrainiennes depuis que l'UE a décidé d'exempter le pays de droits de douanes sur ses importations. Les Vingt-Sept ont toutefois adopté dans la nuit de mardi à mercredi la reconduction de cette exemption tout en l'assortissant de « mécanismes de sauvegarde » ciblant des produits « particulièrement sensibles ». Le texte « prévoit un frein d'urgence pour la volaille, les œufs et le sucre », ainsi que « l'avoine, le maïs, les gruaux [préparation de grains dégermés, ndlr] et le miel », précise le Parlement européen. Mais les agriculteurs européens, et au premier rang desquels les agriculteurs français, dénoncent le fait que le blé, que Kiev importe massivement en Europe, n'y figure pas.