Pourquoi l'Allemagne veut un Allemand à la tête de la BCE

Par Romaric Godin  |   |  2033  mots
L'Allemagne voudra-t-elle en 2019 un président allemand à la tête de la BCE ?
La CSU, alliée bavaroise d'Angela Merkel, veut un Allemand comme prochain président de la BCE. Le retour d'une vision "ethnique" de la politique monétaire qui est préoccupante.

La CSU, petite sœur bavaroise de la CDU d'Angela Merkel, ne cesse de vouloir se démarquer de la chancelière. On l'a vu durant l'automne et l'hiver sur la question des migrants où elle réclamait une position plus dure de la part de Berlin. Désormais, cette question passe, dans le débat public allemand, au second plan en raison de la baisse des arrivées de migrants en Allemagne. Cette baisse est, du reste, explicable par l'application sur le sol grec des « zones de transit » jadis proposées par la CSU aux frontières de la République fédérale. Le débat du moment outre-Rhin porte sur la douleur des épargnants et donc des futurs et actuels retraités que l'on considère « sacrifiés » par la BCE à sa politique non-conventionnelle. La critique de la BCE dirigée par Mario Draghi est donc devenu sport national en Allemagne. Et la CSU, toujours à l'affût d'une proposition pouvant améliorer sa popularité dans la riche et conservatrice Bavière, l'a bien compris.

Aussi l'ancien ministre fédéral CSU de l'intérieur Hans-Peter Friedrich, aujourd'hui vice-président du groupe CDU/CSU au Bundestag, a-t-il réclamé dans le journal populaire Bild Zeitung de ce lundi 18 avril, que « le prochain président de la BCE devra être un Allemand ». Son collègue de la CSU, Hans-Peter Uhl, porte-parole du parti a, quant à lui, réclamé la présence d'un « expert financier allemand » à la tête de la banque centrale. Voici donc déjà la course à la succession de Mario Draghi, qui est officiellement en poste jusqu'en novembre 2019, ouverte. Et elle est ouverte désormais sur un critère précis : celui de la nationalité du futur chef de la politique monétaire européenne.

La CSU, combien de divisions ?

Certes, on peut considérer que la CSU n'est pas l'Allemagne et que son influence sur les décisions finales du gouvernement allemand reste limitée. Il est vrai que, sans être totalement ignoré par Angela Merkel, son allié bavarois pèse assez peu dans sa politique, notamment au regard du bruit que font les polémiques qu'elle lance régulièrement. C'est que la CSU est dans une position impossible : son positionnement politique l'éloigne de plus en plus d'une CDU « recentrée », notamment sur les questions de société, mais elle sait qu'elle n'a pas d'alternative à l'alliance avec la CDU, n'étant qu'un parti « régional » qui profite largement de l'absence de la CDU en Bavière. Bref, la CSU provoque, crie, s'indigne, mais elle ne fera jamais tomber un gouvernement dirigé par la CDU et ne divorcera jamais de la CDU. Pourquoi alors se préoccuper de tels propos ? C'est que, sur ce sujet, beaucoup plus que sur la question des réfugiés, la CSU se veut le reflet de l'opinion allemande et rencontre une approbation - tacite ou ouvertement affirmée - d'une immense majorité du monde politique. Ce n'est, du reste, pas un hasard si cette proposition émerge en pleine polémique sur la politique de la BCE outre-Rhin.

Le pacte à l'origine de l'union monétaire

Car cette revendication d'un patron allemand pour la BCE renvoie à un pacte implicite à l'origine de l'union monétaire. Lorsque la République fédérale a accepté de « dissoudre » le mark allemand dans l'euro en 1992, elle ne l'a fait qu'à condition que la nouvelle monnaie soit un équivalent de la devise allemande. Le pacte de croissance et de stabilité de même que l'indépendance de la BCE devaient être les piliers d'une politique similaire à celle de la Bundesbank depuis sa création en 1957. L'installation de la nouvelle banque centrale à Francfort gravait dans le marbre cet accord implicite : l'Allemagne « donnait » au continent la puissance du mark moyennant une conversion de ce même continent à la « culture de stabilité » allemande. Restait la question de la direction de la BCE qui devait garantir cette conversion. Dès le début, la question s'est révélée épineuse.

Méfiance originelle

La France de Jacques Chirac voulait en effet imposer « son » candidat, Jean-Claude Trichet. Mais l'Allemagne était méfiante, malgré les « galons » de stabilité du gouverneur de la Banque de France, un des artisans de la « politique du franc fort ». Berlin poussait pour la candidature du Néerlandais Wim Duisenberg, jugé « naturellement » plus proche des convictions allemandes. Un compromis en résulta : le Néerlandais prendrait la tête pour un demi-mandat, le Français lui succédant en 2002. L'idée dominante en Allemagne était que le premier président de la BCE devait assurer l'ancrage de la « culture de la stabilité » et la « crédibilité » de la nouvelle banque centrale.

Dès les prémices de l'union monétaire, la méfiance allemande s'est donc établie sur une base nationale. Le principe a été, d'emblée, qu'un « Latin » était moins susceptible qu'un « Germain » de diriger la BCE « correctement ». Tout le travail du mandat de Jean-Claude Trichet, de 2003 à 2011, s'est donc réduit à prouver à la Bundesbank son engagement dans la « culture de stabilité ». Cette obsession l'a amené à se montrer plus prudent, de 2007 à 2011, que les autres banques centrales et, même, à remonter par deux fois les taux en pleine crise, en juillet 2008, deux mois avant la faillite de Lehman Brothers, et en juillet 2011, alors que la crise de la dette souveraine en zone euro était proche de son paroxysme. Le Français a, en partie, réussi son pari. En 2011, Angela Merkel a ainsi pu croire que, comme lui, Mario Draghi, quoiqu'Italien, pourrait être aussi « allemand » que l'ancien directeur du Trésor français.

Une « double trahison » ?

On comprend alors que, au-delà des raisons financières souvent avancées avec raison pour expliquer la « colère » allemande contre la BCE, la rupture est encore plus profonde. C'est le sentiment d'avoir été doublement « trahi ». Une première fois dans la rupture du « pacte originel » sur lequel la BCE avait été fondée dans les esprits allemands. Une deuxième fois dans le pari qu'avait fait Angela Merkel en 2011 de « concéder » un Italien à la tête de la BCE. Cette deuxième raison est fort importante, car la nomination de Mario Draghi a été le fruit d'une défaite de la vision « ethnique » de la politique monétaire.

Le pari de la chancelière en 2011

Originellement, en effet, le gouvernement fédéral allemand, alors fondé sur une alliance entre la CDU/CSU et les Libéraux de la FDP, avait comme candidat le patron de la Bundesbank d'alors, Axel Weber. Ce dernier avait déjà contesté la politique de Jean-Claude Trichet, notamment les programmes de rachats de dettes souveraines en 2010-2011 (le programme « SMP »). Il se voulait le candidat d'une orthodoxie monétaire « pure » et sa qualité d'Allemand devait en être la garantie. Mais, en pleine crise de la zone euro, cette position était difficile à faire admettre par l'Allemagne à ses partenaires. Axel Weber fut alors la victime d'une entente plus vaste où les pays « du sud » acceptaient un durcissement de la surveillance budgétaire de la zone euro avec les directives Two Pack, Six Pack, le « semestre européen » et le pacte budgétaire, contre le maintien d'un « Latin » à la tête de la BCE. Pour apaiser la crise de la zone euro, la chancelière devait compter sur une BCE « modérée », aussi a-t-elle considérée que Mario Draghi, qui avait montré son engagement pour la « culture de la stabilité » au cours de son mandat à la Banque d'Italie, était un candidat de la « continuité » qui correspondait à ses intérêts. Axel Weber fut donc lâché et il démissionna avec fracas de la présidence de la Bundesbank en mai 2011 avant de rejoindre la direction de Credit Suisse un an plus tard...

Angela Merkel a déjà fait machine arrière

L'évolution de Mario Draghi vers l'assouplissement quantitatif et les taux négatifs est donc perçue outre-Rhin comme une trahison et comme la preuve que l'on ne peut pas faire confiance à un « Latin » pour diriger la politique monétaire. C'est aussi un échec pour Angela Merkel, et la CSU, qui n'est jamais avare de pièges pour la chancelière, le sait parfaitement. Aussi réclame-t-elle le retour du « sérieux » et la « regermanisation » de la BCE. C'est, du reste, un processus que la chancelière a engagé depuis plusieurs années. En décembre 2012, soit trois mois après le lancement du programme « OMT » qui mit fin à la crise de la zone euro, Berlin a refusé de nommer un Espagnol au directoire de la BCE et a imposé le luxembourgeois Yves Mersch, considéré comme un « faucon », partisan d'une politique monétaire plus dure. Après les élections fédérales allemandes de septembre 2013, la chancelière a également « exfiltré » le représentant allemand au directoire de la BCE, Jörg Asmussen, un Social-démocrate très proche de Mario Draghi, en le nommant à un poste gouvernemental subalterne et en le remplaçant par un pur produit de la Bundesbank, Sabine Lautenschläger. Il y a donc une volonté allemande de « contre-balancer » en interne l'influence de Mario Draghi. Jusqu'ici vainement. D'où l'exigence de posséder le principal levier de décision.

La nature du débat allemand

On le voit : l'exigence de la CSU n'est pas une demande en l'air. Angela Merkel ou son successeur, aura du mal en effet à défendre le choix d'un non Allemand à la tête de la BCE en 2019 après le pari « raté » de 2011. D'où la réémergence en Allemagne d'une vision « ethnique » de la politique monétaire. Derrière la demande de Hans-Peter Friedrich se dessine le retour de l'idée que seul un Allemand peut être le vrai garant de la stabilité monétaire et d'une politique « sérieuse » et que, partant, sans Allemand à la tête de la BCE, le « pacte originel » de l'union monétaire sera brisé. Le danger est donc réel que le débat outre-Rhin se limite à une discussion entre cette vision et celle de l'extrême-droite eurosceptique et xénophobe d'Alternative für Deutschland (AfD) fondée sur l'idée que l'euro était un « corps étranger » à la culture allemande et que la crise de la zone euro révélait l'incapacité des autres pays à se « convertir » à la « culture de la stabilité. »

Une BCE qui doit être « renationalisée » au service des intérêts allemands ?

Mais cette exigence pose un problème grave aux partenaires de l'Allemagne. Ces derniers sont-ils prêts à accepter cette « vision ethnique » de la politique monétaire ? Sont-ils prêts à se laisser « faire la leçon » par un « expert allemand » dont la principale qualité aura été d'être précisément un Allemand ? Ce serait accepter l'idée que la politique monétaire est le « domaine réservé » de l'Allemagne dans la zone euro. Or, la BCE est, à ce jour, la seule institution réellement fédérale de la zone euro. On peut critiquer assurément Mario Draghi, mais il a introduit dans la BCE une vraie nouveauté : il a fondé sa politique sur l'intérêt général de la zone euro, fût-il contraire à celui de l'Allemagne. On l'a trop oublié, mais la politique de Jean-Claude Trichet a été une des clés de la dévaluation interne réalisée par l'Allemagne avant la crise de la zone euro. Les deux hausses des taux de 2008 et 2011 n'avaient aucun sens au niveau de la zone euro, elles n'en avaient qu'au regard des tensions salariales allemandes. C'est ce temps béni que la CSU regrette.

Car, sous couvert de savantes théories, les milieux d'affaires allemands veulent surtout que la BCE mène une politique dans leur intérêt, fût-ce au détriment des Etats du sud de la zone euro. C'est le vrai moteur de la « renationalisation » recherchée de la BCE. Et cela reflète la vision que la droite allemande a de la zone euro : un instrument au service de l'économie allemande, ou rien. Reste à savoir si, en 2019, les partenaires de l'Allemagne sauront s'opposer à cette vision.  Dans cette querelle se joue en partie l'avenir de la zone euro.