Thierry Martel (Groupama) : "Nous ne savons pas quelle sera l'intensité finale de ce choc"

Par Propos recueillis par Juliette Raynal  |   |  1796  mots
(Crédits : DR)
Pour le patron du groupe mutualiste, les assureurs n'ont pas manqué de réactivité face à la crise du Coronavirus. Selon lui, ils doivent jouer le jeu de la solidarité, à condition de ne pas être en difficulté pour payer les sommes dues aux assurés sous la forme de sinistre ou d'épargne. Or, le coût des primes non recouvrées, des frais médicaux et des arrêts de travail, sans être chiffrable aujourd'hui, s'annonce conséquent. Sans compter les effets de la baisse des marchés sur les actifs investis. Le secteur va devoir s'adapter à une nouvelle donne largement dominée par les incertitudes.

LA TRIBUNE - Comment Groupama s'est organisé en interne pour faire face à la crise ?

THIERRY MARTEL - En tant que grand assureur nous sommes malheureusement habitués à intervenir sur les catastrophes naturelles majeures. Jusqu'à présent, notre réponse était d'envoyer un maximum de forces sur le terrain, collaborateurs, élus mutualistes, agents généraux, pour accompagner concrètement nos clients dans leur détresse. C'est la première fois que nous sommes confrontés à une difficulté qui met nos collaborateurs eux-mêmes en danger. Pour autant, il était impensable de fermer boutique car le rôle d'un assureur c'est d'être présent dans le gros temps. Nous avons donc fait basculer notre organisation dans une forme de proximité à distance. Par exemple, nos réseaux commerciaux ont été mis à l'abri et formés pour appeler nos clients, non pas pour leur faire des offres commerciales, mais pour prendre de leurs nouvelles et les guider. Je voudrais d'ailleurs saluer au passage le remarquable travail de nos opérateurs téléphoniques qui, grâce à la qualité de leurs infrastructures, nous permettent de faire travailler aujourd'hui en France plus de 20.000 collaborateurs à distance [sur un total d'environ 25.000, ndlr].

En début de crise, les assureurs ont été pointés du doigt par leur manque de réactivité. Comment l'expliquez-vous ?

Je ne partage pas votre avis. Je crois que tout le monde a été pris au dépourvu face à une situation inédite et sans précédent depuis 100 ans. La mesure de la gravité de la situation s'est faite jour après jour avec des mesures de confinement progressivement renforcées et des dispositifs de soutien à l'économie qui ont émergé au fil du temps.

Comme je vous l'ai dit, nous avons respecté à la lettre et sans délai les mesures de protection de nos collaborateurs édictées par le gouvernement en assurant la continuité du service, y compris dans nos activités les plus sollicitées comme l'assistance et le rapatriement sanitaire, [sa filiale Mutuaide a procédé à 155 rapatriements, du 16 mars au 2 avril dernier].

Nous avons également immédiatement pris des mesures pour adapter les garanties - par exemples automobiles - de nos clients qui cherchaient à trouver des solutions adaptées pour continuer à travailler. Réciproquement, nous avons instantanément accordé des facilités à ceux dont les revenus se sont arrêtés du jour au lendemain.

Pour le reste, nous ne pouvons pas régler des sinistres avant qu'ils soient déclarés. Or je peux vous dire que sur ce terrain-là également nous sommes parfaitement à jour. En fait, ce qui nous est le plus reproché c'est une forme de prudence dans la communication. Mais pour ma part, ce qui m'intéresse, c'est d'agir plus que de parler et de ne parler qu'une fois que je suis certain de ce que je dis.

Lire aussi : Coronavirus : les assureurs répondent enfin présent, mais est-ce suffisant ?

La secrétaire d'État Agnès Pannier-Runacher estime que les assureurs doivent aller plus loin en participant davantage au fonds de solidarité mis en place par le gouvernement et dédié aux TPE et aux indépendants. Selon-vous, les assureurs participent-ils suffisamment à l'effort de solidarité nationale ?

Par définition, dans un effort de solidarité, chacun reçoit selon ses besoins et contribue selon ses moyens. En tant que groupe mutualiste nous adhérons totalement à ce principe qui doit englober tous les acteurs de la vie économique car il s'agit d'une forme de reconstruction de l'économie nationale au terme d'une crise d'une extrême violence.

Nous sommes parfaitement prêts à jouer le jeu. Mais qui est capable de prédire quel sera le coût final pour l'assurance de cette crise ? Personne à ce stade. Bien sûr, il vient spontanément à l'esprit que beaucoup de voitures sont au garage ou que certaines activités sont arrêtées. Mais combien de primes ne seront jamais recouvrées en raison des difficultés de nos assurés ? Combien coûteront au final les frais médicaux et les arrêts de travail des personnes malades ou fragiles mais arrêtées par précaution ? Combien coûtera la sur-sinistralité qu'engendre toute crise économique, notamment en matière d'incendie ? Combien les actifs dans lesquels sont investies les prestations que nous devons à nos assurés auront-ils perdu de valeur qu'il faudra compenser ? Personne ne le sait ne serait-ce que parce que personne ne sait combien de temps cette crise va durer. Or il est impensable d'imaginer que les assureurs soient mis en difficulté pour payer les sommes qu'ils doivent à leurs assurés que ce soit sous forme de sinistre ou sous forme d'épargne.

Donc, oui, les assureurs devront contribuer à la solidarité nationale au même titre que les autres secteurs d'activité qui en auront les moyens. Mais dire aujourd'hui quel est le juste calibrage, c'est impossible. Nous sommes néanmoins la seule branche professionnelle à avoir versé spontanément 200 millions dans ce fonds de solidarité [Groupama y a participé à hauteur de 14 millions d'euros selon une clé de répartition basée sur le chiffre d'affaires, ndlr].

Plusieurs assureurs ont pris des engagements supplémentaires à l'échelle de leur groupe, comme Maif qui va reverser à ses assurés 100 millions d'euros. Que propose Groupama ?

Notre choix a été de prendre des mesures ciblées à destination de ceux qui en avaient le plus besoin comme je vous le disais précédemment, que ce soit sur les délais de paiement, l'extension gratuite des garanties ou des réductions de primes. Car l'urgence est de venir en aide à ceux qui souffrent et qui ont vu leurs revenus disparaître du jour au lendemain en raison du confinement.

Par ailleurs, nous avons instantanément donné tous nos masques au personnel médical et nous avons fait des dons à des établissements hospitaliers avec une approche régionale conformément à notre ADN décentralisé. Mais je n'aime pas communiquer là-dessus car je crois que la vraie solidarité c'est celle que l'on fait, pas celle que l'on affiche dans une surenchère de millions.

Pour ce qui concerne le remboursement général des primes, au-delà de l'intérêt médiatique que cela comporte, je m'interroge sur sa pertinence. Tout d'abord les régulateurs demandent aux assureurs de garder un maximum de fonds propres dans les compagnies car l'assurance est, après les Etats, un des derniers remparts en cas de crise majeure. Dans cet esprit, le régulateur a demandé aux sociétés anonymes de surseoir au paiement de leur dividende au titre de 2019. Or, la ristourne générale est aux mutualistes ce que le dividende est aux sociétés anonymes.

Ensuite, le paiement des primes d'assurance ne se fait pas en fonction de la sinistralité du mois. Quand il y a une tempête un mois donné on ne vous demande pas de payer un supplément qu'on vous rembourse le mois d'après s'il se met à faire beau. L'assurance s'évalue sur un cycle annuel et c'est à la fin de l'année qu'on fait les comptes, surtout dans des périodes aussi incertaines.

Quels sont les principaux impacts négatifs que vous anticipez ? Et à quelle hauteur les chiffrez-vous ?

Comme je vous l'ai dit tout à l'heure, tout chiffrage fiable est aujourd'hui impossible. Nous ne savons même pas combien de temps cette crise va durer, ni en France ni dans le monde, avec l'arrivée massive du coronavirus aux Etats-Unis. Par contre, ce dont je suis certain, c'est que nous allons ressentir les effets négatifs de cette crise sur l'économie durant plusieurs années et que la sortie de crise ne sera pas simple.

Lire aussi : Main d'œuvre, débouchés: les multiples défis des agriculteurs face au Covid-19

Groupama pourra-t-il faire face à ce choc ?

Je vous l'ai dit, nous ne savons pas quelle sera l'intensité finale de ce choc sur le plan des coûts comme sur la chute des marchés financiers. Mais les normes prudentielles qui sont imposées aux assureurs sont sévères et Groupama les satisfait très largement [sa marge de solvabilité était de 178% fin 2019 et se situait autour de 150% à la mi-mars après la tempête sur les marchés financiers, ndlr]. Cela ne doit donc pas inquiéter nos assurés.

Quid de votre activité dans l'assurance agricole ?

Je vous remercie de votre question car elle me permet de rendre hommage au formidable travail accompli par nos agriculteurs pour continuer à alimenter normalement notre pays dont la moitié de l'économie est à l'arrêt. Nous perdons parfois de vue la chance que nous avons dans notre pays d'avoir une agriculture puissante et résiliente. De telles crises doivent nous le rappeler. Vous le savez, ce virus ne touche pas les plantes ni les animaux, la production agricole peut donc se faire dans des conditions normales sous réserve que le climat nous soit plus favorable que ces dernières années. En revanche, l'agriculture connaît des difficultés de main d'œuvre pour les récoltes en plein champ ou l'écoulement de leurs productions en aval. C'est la raison pour laquelle nous avons adapté nos solutions d'assurance et fait la promotion de l'initiative Des bras pour ton assiette [plateforme permettant d'aider les agriculteurs à trouver de la main d'oeuvre, ndlr]

A l'avenir, quel produit d'assurance permettrait de couvrir ce type de crise sanitaire ?

Les catastrophes de nature climatique ou biologique sont toujours couvertes avec la garantie de l'État car elles touchent tout le monde en même temps pour des montants considérables et avec des fréquences tellement faibles qu'il serait impossible de les gérer dans les comptes des compagnies d'assurance. Pour ce qui concerne les pandémies, la dernière de cette importance est la grippe espagnole d'il y a 100 ans.

Il y a deux modèles possibles. Dans le domaine des épizooties (comme la vache folle ou la grippe aviaire) c'est l'État qui prend en charge les décisions d'abattage et les indemnités qui en découlent. Dans le domaine des catastrophes naturelles climatiques, c'est un système partagé entre les assureurs et l'État qui prévaut. Les assureurs couvrent, en partenariat avec la Caisse Centrale de Réassurance, une première tranche de risques basée sur une prime générale légale prélevée uniformément sur tous les contrats. Puis la couverture par l'État intervient dès lors que le cumul des sinistres dépasse 200% des primes annuelles. Nous pourrions nous inspirer de ce deuxième modèle pour les catastrophes sanitaires. La profession a proposé au gouvernement d'y travailler ensemble.

Lire aussi : Le PDG d'Axa plaide pour un "régime d'assurance pandémie" mutualisé