Faut-il donner toutes les clés d'Ariane 6 à Airbus et Safran ?

Par Michel Cabirol  |   |  1301  mots
L'Agence spatiale européenne va-t-elle accepter de donner un chèque en blanc aux industriels ?
L'Agence spatiale européenne (ESA) a depuis le 18 juin une proposition d'un nouveau lanceur d'Airbus et de Safran. Une proposition qui mérite un débat.

L'Agence spatiale européenne (ESA) est dans une situation très, très inconfortable. Choisir quel sera le futur lanceur européen entre sa proposition qu'elle affine en coopération avec le CNES depuis 18 mois environ et celle qui a fait irruption le 18 juin dernier émanant des deux industriels majeurs de la filière lanceur, Airbus Space Systems et Safran.

Le comité d'évaluation des offres (TEB, Tender Evaluation Board) de l'ESA devait rendre son avis le 5 juillet et pourrait la présenter le 8 juillet à Genève lors de la réunion informelle des ministres des pays membres de l'ESA en charge de l'Espace en vue de préparer la prochaine ministérielle prévue en décembre à Luxembourg. La proposition d'Airbus Group et de Safran interpelle à plus d'un titre, même si les acteurs sont tous d'accord pour optimiser l'organisation. Ce travail est d'ailleurs actuellement en cours. "Mais ce ne doit pas être fait n'importe comment", estime-t-on dans le milieu spatial. 

1/ Doit-on faire confiance aux industriels ?

Depuis le triste jour de l'échec du vol 517, Arianespace a enfilé 60 lancements d'Ariane 5 réussis au plus grand bonheur des clients et de la filière industrielle européenne. Pourquoi aujourd'hui donner un chèque en blanc aux deux industriels, Airbus Group et Safran, désignés comme responsables de l'échec de 517. Car selon nos informations, la commission d'enquête a établi que cet échec était principalement imputable aux deux industriels Airbus et Safran qui ont sous-estimé l'impact d'anomalies constatées lors d'essais au sol. D'où ensuite la mise en place d'une organisation plus rigoureuse impliquant tous les acteurs. Cet échec a coûté des centaines de millions d'euros à l'Europe et la France et a même failli entraîner la disparition de toute la filière...

Plus récemment, la direction générale de l'armement (DGA) a pointé la responsabilité des industriels, notamment d'Airbus Space Systems dans l'échec de l'essai du missile balistique M51 en mai 2013. Une commission d'enquête de la DGA a "mis en évidence des lacunes dans les plans qualité des industriels", a expliqué début mai le délégué général pour l'armement, Laurent Collet-Billon. La DGA a donc demandé "aux services concernés d'Airbus Defence & Space des efforts accrus tant en matière d'ingénierie qu'en maîtrise de la qualité et de leurs sous-traitants. Ces faiblesses, que nos propres services « qualité » ont constatées, doivent impérativement être corrigées".

Peut-on donc faire vraiment confiance aux industriels et s'en remettre totalement à eux, qui veulent prendre seuls les commandes de la filière Ariane en éjectant l'Etat mais sans pour autant en assumer toutes les conséquences en cas d'échec d'un lancement ? Et à quel titre une entité responsable de la conception et de la production des lanceurs devrait-elle faire assumer au secteur public les conséquences d'un échec, et donc de ses propres défaillances ? Pourtant, les industriels avaient promis de "prendre plus de risques", comme l'avait déclaré le 18 juin dernier François Auque dans le magazine "l'Usine Nouvelle".

2/ Les industriels, qui veulent le pouvoir, sont-ils les plus vertueux ?

"Il faut savoir que les coûts d'Airbus Space Systems ont augmenté quand celui des sous-contractants et d'Arianespace ont diminué. C'est le moins bon élève qui mange les bons élèves", regrette un bon connaisseur des questions spatiales. Réalisé par deux cabinets indépendants, l'audit exigé en 2011 par les Etats membres de l'ESA sur la filière spatiale avait effectivement conclu à l'époque que les sous-contractants avaient réalisé des baisses significatives quand le maître d'oeuvre Airbus avait répercuté une hausse. Sa réduction de coûts est d'autant plus facile aujourd'hui...

Car Airbus a lancé fin 2013 une sévère restructuration de son activité spatiale, lanceur compris. Car au-delà de cette exigence de Tom Enders propre au groupe Airbus, il a été également demandé cette année à Arianespace de réduire ses coûts de 12,5 % et aux industriels spécialisés dans les infrastructures sol de 10 %. Airbus devra réduire ses coûts de... 4,7 % seulement en raison de la réduction de 10 % obtenue entre le lot de lanceurs Ariane dit PA et celui appelé PB+. La réduction des coûts est de toute façon un combat permanent depuis des années pour toute la filière. Pourquoi devrait-elle justifier aujourd'hui un changement profond d'organisation au profit des deux industriels, qui ne sont pas toujours les plus irréprochables ?

3/ Ariane 6, une facture trop salée ?

2,6 milliards d'euros pour développer les deux versions d'Ariane 6 et les infrastructures sol. C'est beaucoup, beaucoup trop, estiment certains observateurs. Surtout pour faire deux mini-Ariane 5. "Les configurations d'Ariane 6 proposées par Airbus et Safran ne constituent en aucun cas une rupture par rapport aux configurations actuelles d'Ariane 5 ECA et d'Ariane 5 ES, explique-t-on à La Tribune. Les améliorations proposées dans le cadre d'Ariane 6 pourraient tout à fait être implantées dans le cadre d'un plan d'amélioration d'Ariane 5 et donc un coût largement moins élevé".

Le patron du spatial chez Safran, Jean-Lin Fournereaux, explique aussi dans Air&Cosmos que leur proposition pourrait faire économiser 1 milliard d'euros à la filière. Mais il oublie de préciser que la version Ariane 6.1 n'existe que si Ariane 5 ME est confirmée et qu'il reste au moins 1 milliard d'euros de développement pour cette dernière. Sans compter les aléas de développement. Ce qui devrait vraisemblablement provoquer des retards dans le calendrier très, très ambitieux des deux industriels (1er vol d'Ariane 5 ME en 2017 ; 1er vol d'Ariane 6.1 fin 2019, puis Ariane 6.2 en 2020). Dans la proposition défendue jusqu'ici par l'ESA et le CNES, le projet Ariane 5 ME, qui n'était pas prioritaire par rapport à celui d'Ariane 6, devait être désorbité.

Enfin, l'ESA et les états membres ont spécifié une Ariane 6 pour 70 millions d'euros pour 6.5 tonnes de performance à une cadence de 9 lancements par an. Les deux industriels proposent deux versions : Ariane 6.1 à 85 millions d'euros pour 8 tonnes et Ariane 6.2 à 69 millions pour 4 tonnes. "Les objectifs ne sont pas atteints, assure-t-on à La Tribune. Il faut donc un plan de soutien à rajouter face au dumping de SpaceX".

4/ Un postulat de départ discutable

La décision de réorganiser la filière spatiale repose sur un postulat de départ très discutable. Avec l'arrivée de SpaceX, tous les acteurs ont mélangé coût de production et dumping, selon leurs intérêts. Le rapport de la NASA est pourtant clair : le coût moyen de fabrication et de lancement d'un Falcon 9 est de l'ordre de  140 millions de dollars sur la période 2012-2020. Loin donc des prix pratiqués par SpaceX sur le marché commercial (60 millions de dollars).

La secrétaire d'Etat chargée de l'Espace, l'a d'ailleurs bien compris et l'a expliqué la semaine dernière dans une interview accordée au magazine "Objectif News" : "on a vu surgir SpaceX massivement soutenu par les fonds publics américains. Je peux même parler de dumping car la Nasa achète 130 millions de dollars en domestique, c'est-à-dire en interne, des lancements qu'elle vend 60 millions de dollars à l'export. Cela s'appelle du dumping, une politique de soutien très forte". Sauf qu'elle donne les clés de la filière lanceur aux industriels sans contreparties réelles, si ce n'est que... Airbus et Safran s'engagent à livrer des lanceurs qualifiés à l'heure, aux prix fixés.

Ce n'est donc pas réellement un problème de coûts de production de la filière européenne même si cela ne doit pas l'empêcher de poursuivre ses efforts d'optimisation. Justifier le coup de force, puis la tentative de "casse du siècle" des industriels pour des problèmes de compétitivité est quelque peu de très mauvaise foi, pour ne pas dire plus...