Surveillance de la zone ultramarine : la France patauge

Par Michel Cabirol  |   |  2551  mots
Le nombre de frégates de surveillance et de patrouilleurs doit passer de 24 à 18 à l'horizon 2025, selon le livre blanc sur la défense (sur la photo, un B2M)
Selon le président du Groupement des industries de construction et activités navales (GICAN), Patrick Boissier, le nombre de patrouilleurs de la Marine nationale en service pour surveiller la zone économique exclusive est "à peu près l'équivalent de deux voitures de police pour surveiller le territoire de la France".

La France est un grand pays maritime qui s'ignore. À tel point qu'elle en oublie de surveiller les richesses naturelles de sa Zone économique exclusive (ZEE), étendue sur plus de 11 millions de kilomètres carrés d'espaces maritimes que lorgnent pourtant de nombreux pays riverains. Ainsi, le nombre de patrouilleurs de la Marine nationale en service pour surveiller sa ZEE est "à peu près l'équivalent de deux voitures de police pour surveiller le territoire de la France", a brutalement résumé le patron du Groupement des industries de construction et activités navales (GICAN), Patrick Boissier, lors d'une audition début décembre devant les députés de la commission de défense. Et pourtant, selon le ministère de la Défense, "la composante des bâtiments de souveraineté et de présence constitue un élément essentiel pour garantir la sûreté de nos approches maritimes et de nos espaces maritimes ultramarins".

"Notre marine manque de moyens pour surveiller notre Zone économique exclusive, qui s'est étendue de 500.000 kilomètres carrés et pourrait encore gagner un million de kilomètres carrés, a estimé l'ancien PDG de DCNS. Nos moyens d'action de l'État en mer doivent nous permettre de surveiller et de faire respecter la souveraineté française sur cette vaste zone. À défaut, nous allons nous laisser piller nos ressources et contester notre souveraineté".

Un aveu d'impuissance qui est d'ailleurs acté par la Marine, qui assume avec les moyens mis à sa disposition. Mi-octobre à l'Assemblée nationale, le chef d'état-major de la Marine, l'amiral Christophe Prazuck, confirmait que compte tenu de l'étendue de la ZEE française, la marine "ne pourra jamais déployer assez de bateaux pour la couvrir". Son prédécesseur, l'amiral Bernard Rogel, aujourd'hui chef d'état-major particulier de François Hollande, avait lui aussi fait le même constat en 2013 : "Nous ne pourrons pas surveiller en permanence l'ensemble de notre ZEE qui représente plus de vingt fois le territoire métropolitain, mais nous tâchons de la contrôler au mieux, notamment pour éviter que d'autres viennent y exploiter ses richesses".

"Si nous n'y sommes pas présents, d'autres viendront l'occuper à notre place, avait-il ensuite expliqué aux députés de l'Assemblée nationale en octobre 2015. Aujourd'hui, nous faisons régner l'ordre, notamment en mettant dehors des pêcheurs asiatiques illégaux, mais si nos patrouilleurs ne sont pas remplacés - et c'est également vrai pour les patrouilleurs métropolitains -, nous rencontrerons des difficultés, car ils sont un élément important de l'action de l'État en mer".

Un déficit de moyens, mais des succès

En dépit de moyens très contraints pour raisons budgétaires, la France parvient encore à exercer sa souveraineté sur ses espaces maritimes métropolitains et ultramarins. Ainsi, la Marine, qui hiérarchise les zones à surveiller, fait un effort particulier en matière de lutte contre la pêche illégale en Guyane, dans les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) et contre le narcotrafic. "Il faut savoir que la cocaïne interceptée aux Antilles-Guyane par la marine nationale représente environ 40 % de la consommation annuelle française estimée", a révélé en octobre l'amiral Christophe Prazuck.

En outre, les patrouilles de la Marine dans l'immensité de la ZEE peuvent parfois se révéler aussi fructueuses. Ainsi, en septembre 2013, la frégate de surveillance Nivôse a intercepté un bâtiment singapourien, le Pacific Falcon, qui menait sans autorisation des recherches pétrolières dans la ZEE française du canal du Mozambique.

Mais pour ces quelques succès méritoires, combien de bateaux de pêche et autres, sont-ils passés à travers les mailles d'un filet beaucoup trop large? Les moyens mis en place par la France depuis des décennies - une frégate, deux patrouilleurs et un bâtiment logistique pour chaque département ou collectivité d'outre-mer - sont dérisoires face à l'immensité de la ZEE française. Toutefois, ce format "paraît cohérent", estime le chef d'état-major de la Marine, qui doit faire face à une suractivité de ses moyens.

Une rationalisation trop poussée?

Le ministère de la Défense est bien conscient de ces trous dans la raquette. Mais il assume. "Les moyens mis à sa disposition ont été rationalisés et réorganisés en fonction des menaces pesant sur la sécurité et la souveraineté de la France dans chacune de ces zones", explique-t-il. Il a fait le choix de concentrer ses forces de marine dans l'océan atlantique dont la zone guyanaise. Sur l'océan indien, la marine patrouille autour des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) et des îles Éparses. Sur l'océan pacifique, elle se déploie dans les ZEE de Polynésie française et de Nouvelle-Calédonie, autour des îlots Matthew et Hunter dont la délimitation des eaux territoriales françaises est contestée par le Vanuatu, et dans l'environnement de l'atoll de Clipperton.

"Sans surveillance, la souveraineté n'est que fictive", a pourtant rappelé à plusieurs reprises le député UDI du Tarn, Philippe Folliot, ardent défenseur d'une ile de Clipperton qui reste française. La Marine ne passe sur ce territoire français, le seul dans le l'océan Pacifique nord, qu'une fois tous les trois ans en moyenne alors que le Mexique revendique cette ile, dont les fonds sous-marins pourraient révéler des richesses minérales (métaux rares). "Il est vrai que la marine ne peut pas être partout", lui avait répondu en octobre 2015 l'amiral Rogel. Ce que regrette le député Yannick Moreau (Les Républicains) qui a constaté que "la surveillance des ZEE est insuffisante et ne permet pas de contrôler suffisamment le trafic de navires étrangers qui peuvent ainsi exploiter les ressources économiques maritimes françaises".

"Les moyens existants sont très limités, leur technologie est dépassée (il s'agit de bateaux à simple coque) et ils sont très employés à combler les trous pour diverses missions ‒ suivi des manœuvres russes, participation au groupe aéronaval, etc...", avait expliqué le député PS Jean-Jacques Bridey dans un avis sur le projet de loi de finances 2017.

Une situation qui va être de plus en plus critique

Cette situation ne va pas aller en s'arrangeant. Car la plupart des patrouilleurs hauturiers de la Marine - au moins sept bâtiments - vont être désarmés entre 2017 et 2020. "Le suivi technique des bâtiments en service fait craindre que certaines de nos capacités soient temporairement hors service", a expliqué l'amiral Prazuck. Ce qui veut clairement dire que la Marine fera des impasses opérationnellement, ne disposant plus d'une flotte adéquate à ces missions de souveraineté dans un contexte de rationalisation des moyens. Le nombre de frégates de surveillance et de patrouilleurs doit passer de 24 à 18 à l'horizon 2025, selon le livre blanc sur la défense.

"Je suis particulièrement attentif en la matière au comportement de nos patrouilleurs, censés être remplacés avec le programme des bâtiments d'intervention et de surveillance maritime (BATSIMAR), a assuré le chef d'état-major de la Marine. Ma vigilance reste grande sur ces moyens, qui sont tout à fait essentiels pour la surveillance et la protection de nos ZEE".

Selon Patrick Boissier, il faudrait "au moins une vingtaine de navires, dans des délais assez brefs, pour faire face aux besoins créés par les missions de l'État en mer et pour remplacer les matériels vieillissants, dont les P400 et d'autres navires de surveillance". Car, comme l'avait déjà souligné le député PS, Gwendal Rouillard dans un avis sur le projet de loi de finances de 2016, "le déficit actuel est de trois bâtiments sur neuf ; il sera de six sur neuf à l'horizon 2020".

"Outre-mer, l'effet conjugué du vieillissement des patrouilleurs et du retrait du service actif de plusieurs bâtiments (des patrouilleurs de haute mer et des P400, ndlr) a conduit à une réduction temporaire de capacités qui atteint actuellement 30 %, soit trois patrouilleurs, a rappelé de nouveau Gwendal Rouillard dans un avis sur le projet de loi de finances 2017. Elle atteindra 60 % en 2021 et jusqu'en 2024, soit six patrouilleurs, pour un besoin estimé de dix bâtiments. Sauf anticipation de BATSIMAR, le retour à la normale n'aura lieu qu'en 2027.

Dans ce contexte critique, l'actuelle programmation militaire (LPM) actualisée fait le minimum syndical. "L'évolution de cette composante est suivie avec une particulière attention compte tenu du vieillissement des patrouilleurs et du prochain retrait du service actif de plusieurs bâtiments", explique le ministère de la Défense. Mais la LPM prévoit la livraison, au plus tard en 2018, de deux patrouilleurs légers guyanais, ainsi que de quatre bâtiments multi-missions (B2M) qui disposeront d'un double équipage permettant d'optimiser leur taux de présence à la mer. Ces navires viendront renforcer la présence de l'État dans les ZEE françaises en Nouvelle-Calédonie, en Polynésie Française, à la Réunion et aux Antilles.

En outre, en 2017, un bâtiment logistique polaire, financé par l'administration des Terres australes et antarctiques françaises (Institut Paul-Émile Victor), sera armé et entretenu par la marine nationale pour répondre aux besoins des territoires isolés en termes de ravitaillement, et accomplir des missions au titre de l'action de l'État en mer dans la zone sud de l'océan Indien.

Le programme BATSIMAR essentiel

Très clairement, le programme BATSIMAR pour poursuivre des patrouilles en haute mer est essentiel. Tous les responsables politiques, industriels et opérationnels s'accordent sur ce point, mais... le premier exemplaire sera mis en service dans la Marine qu'à l'horizon 2023- 2024 selon les prévisions du livre blanc sur la défense. Dans ce contexte tendu, Gwendal Rouillard souhaite "faire du programme BATSIMAR une priorité absolue et avancer le calendrier afin de garantir des livraisons dès la première année de la prochaine programmation, sauf à subir plusieurs années de réductions temporaires de capacités".

Interrogé par les députés de la commission de la défense en octobre dernier, le délégué général pour l'armement Laurent Collet-Billon avait précisé que la commande de bâtiments BATSIMAR, "un excellent bateau pour l'outre-mer", est prévue qu'en 2022 "pour des raisons budgétaires". Compte tenu du nombre de navires un peu âgés à retirer du service, il avait toutefois estimé qu'"assez rapidement va se poser la question de la présence de la marine nationale sur l'intégralité des eaux françaises".  Et de préciser qu'"en cas d'augmentation du budget, ce programme pourrait être accéléré sans problème".

"Les patrouilleurs n'ont pas besoin d'être très sophistiqués ; il suffit qu'ils permettent de voir le mieux possible, qu'ils soient endurants, qu'ils restent longtemps à la mer, qu'ils soient assez rapides pour attraper les contrevenants et qu'ils aient les moyens d'effectuer des tirs de semonce", a expliqué le chef d'état-major de la Marine.

Pour l'amiral Christophe Prazuck, "au vu de l'usure de nos patrouilleurs, une livraison en 2021 semble une date convenable pour pouvoir garantir l'exercice de notre souveraineté dans nos zones économiques". Et de conclure qu'il est "essentiel que nous accélérions la cadence". Pour autant, le ministère de la Défense avait confirmé en juin dernier que la livraison des premiers bâtiments du programme BATSIMAR est "toujours prévue en 2024". Et d'expliquer que "jusqu'à cette date, les commandants affectés dans les zones ultramarines pourront notamment utiliser les nouveaux B2M, ainsi que les bâtiments venus de la métropole susceptibles d'être temporairement affectés en renfort, pour assurer des missions de patrouille et garantir la souveraineté de la France sur son espace maritime".

De nouveaux outils pour compenser la réduction de la flotte

Tout en rationalisant sa flotte, la Marine est également en train de développer de nouveaux outils, dont le système satellitaire Trimaran qui fournit des informations aux préfets maritimes et aux commandants de zone maritime. C'est une nouvelle façon de surveiller l'immense ZEE. Ces informations, traitées et interprétées par les analystes images de Telespazio France (filiale commune de Thales et Leonardo) et d'Airbus Defence and Space, proviennent de divers satellites commerciaux AIS (Système d'identification automatique), radar ou optique.

 Au terme d'une phase d'expérimentation conduite en divers points du globe, il a été décidé de pérenniser ce dispositif et de l'étendre à l'ensemble des zones maritimes. "Le développement du recours aux satellites dans le domaine de la surveillance maritime permet de mieux cibler l'emploi des moyens d'action dans les vastes espaces sur lesquels la France exerce sa souveraineté", affirme le ministère de la Défense.

"Il s'agit d'un moyen de surveillance complémentaire, nuance l'amiral Christophe Prazuck : il n'existe pas de baguette magique dans ce domaine. Si la couverture est nuageuse et qu'aucun satellite ne permet de voir ce qui se passe, on ne verra rien ! Il convient donc de rechercher l'équilibre entre les différents moyens d'information, mais aussi entre savoir et pouvoir : on peut tout savoir, encore faut-il agir ensuite. De même, puisque les moyens d'action seront toujours comptés, on ne portera qu'un coup d'épée dans l'eau si on les utilise sans les orienter dans la bonne direction".

Des drones pour la Marine

C'est pour cela que l'amiral Christophe Prazuck réfléchit "à l'emploi de drones" et "songe au renouvellement des avions de surveillance maritime, moins complexes que les Atlantique - par exemple les Falcon ou les Gardian dans l'océan Pacifique - et qui permettent une fauchée très large". La marine travaille sur des expérimentations d'emploi de drones à des fins de surveillance maritime. Elles devraient se concrétiser en 2017. Les drones aériens permettront d'étendre "la fauchée de nos bateaux lorsqu'ils patrouillent dans des zones économiques, voire plus loin".

En octobre dernier, DCNS et Airbus Helicopters ont conclu un partenariat pour préparer le futur volet tactique du programme SDAM (Système de drones aériens pour la marine), à partir d'une plateforme VSR700, développée par Airbus Helicopters et dérivée d'un hélicoptère civil léger, le Cabri G2 développé par la société Hélicoptères Guimbal.

"Nous allons continuer à innover pour que les drones puissent réaliser des missions de plus en plus complexes, plus loin et plus longtemps dans un environnement interopérable et de digitalisation accrue des moyens", a expliqué le PDG de DCNS, Hervé Guillou.

Le ministère de la Défense rappelle enfin que la surveillance des eaux territoriales et des zones économiques exclusives est également un dossier interministériel. "L'action de l'État en mer se traduit par les missions conjuguées de différents services (douanes françaises, affaires maritimes, gendarmerie nationale et marine nationale), tous fondés à prendre des mesures contre les activités maritimes illicites", précise-t-il. Mais confirme que pour "les espaces maritimes éloignés de la France métropolitaine, dont les richesses pourraient attiser des convoitises et donner lieu à une exploitation illicite, seule la marine nationale dispose de moyens de dissuasion et d'intervention visant à y affirmer la souveraineté nationale".