"La ferme des mille vaches n'est pas une menace directe pour le modèle agricole français"

Par Tiphaine Honoré  |   |  798  mots
Pour Pierre Dupraz, cette structure est loin de refléter un modèle dominant car chaque exploitation doit faire face à des contraintes locales comme la terre et les débouchés.
En Picardie, l'installation d'une exploitation agricole capable d'accueillir jusqu'à 1.000 vaches pour sa production laitière fait polémique dans la région et au-delà. Riverains et défenseurs d'une agriculture paysanne s'inquiètent des risques environnementaux et sanitaires d'un tel projet ainsi que de son modèle industriel. Mais pour Pierre Dupraz, économiste directeur de recherche à l'Inra, ce type de ferme n'a pas vocation à balayer le système agricole français et s'inscrit dans un marché bien particulier. Explications.

La Confédération paysanne, les riverains de l'association Novissen et les élus d'EELV ont bloqué samedi 13 septembre l'arrivée des 150 premières vaches dans la ferme géante de Ducrat, près d'Abbeville (Somme). Lancé par Michel Ramery, un entrepreneur dans le BTP, ce projet cristallise les tensions entre deux visions opposées de la production laitière et de l'élevage. En cause, l'objectif de traire un millier de vaches, quand la moyenne nationale ne dépasse pas la centaine, avec le risque d'épidémies, de pollution liés aux résidus organiques azotés et aux rejets de méthane. Une taille qui dénote également dans le paysage agricole français, attaché au modèle familial. Au delà du débat entre écologistes et entrepreneurs, Pierre Dupraz,  économiste à l'Institut national de la recherche agronomique, décrypte pour La Tribune les enjeux économiques et territoriaux de cette ferme des "mille vaches".

La Tribune : Quel est le modèle économique de cette exploitation ?

Pierre Dupraz : La ferme des « mille vaches » apparaît atypique par sa taille. Cette entreprise a donc plus de latitude pour réaliser les économies d'échelle liée aux opérations de récolte du lait, la traite, et de distribution des aliments, voire de production des aliments et de gestion des déjections. En produisant une très grande quantité de lait dans un seul et même endroit, cette ferme répond à une demande de l'industrie agroalimentaire qui cherche à baisser les coûts de la collecte. Au lieu de devoir faire le tour de vingt fermes différentes, un seul trajet suffit. Vu sa localisation, cette production laitière sera vraisemblablement valorisée en produit de base poudre et beurre ou en produits laitiers frais, avec des prix à la ferme qui dépendent surtout de la qualité technologique du lait (protéine et matières grasses). C'est donc un système bien différent des exploitations dites "AOC" comme celles qui fabriquent le Comté, avec une forte valeur ajoutée liée à la typicité du terroir et du savoir faire des éleveurs et des transformateurs.

Bien maîtrisé, ce système intensif permet donc de dégager des marges intéressantes, d'autant que des entreprises comme Danone sont à la recherche d'un lait de bonne qualité sanitaire et en grande quantité pour innover dans leur offre de desserts lactés.

Mis à part le fait de répondre à une demande de la filière agroalimentaire, quel est son intérêt?

Depuis une décennie, la tendance générale est de toute façon à l'agrandissement. Cela permet de percevoir davantage de subventions, puisqu'elles sont fonction de la taille. Ensuite, augmenter le nombre de bovins dans un espace restreint permet bien sûr des économies d'échelle. Les équipements coûtent moins cher pour ces grandes structures qui les amortissent plus vite. Les robots de traite et les systèmes de distribution alimentaire très onéreux sont plus facilement rentabilisés. La baisse des coûts s'observent aussi par la réduction du temps de travail et son optimisation.

Pour autant, cette structure est loin de refléter un modèle dominant car chaque exploitation doit faire face à des contraintes locales comme la terre et les débouchés. Les grandes fermes peuvent donc être concurrencées par des systèmes basés sur le pâturage qui font des économies grâce au "travail" de leur vaches : elles récoltent elles-mêmes leurs aliments en pâturant et épandent toutes seules leurs excréments. La ferme des "mille vaches" n'est donc pas forcément plus compétitive que celles qui font de petits volumes mais correspondent à une forte attente des consommateurs en produits "AOC".

Pourquoi cette structure est-elle autant critiquée en tant que "ferme usine"?

Les raisons sont globales et locales. Il y a un débat sur le modèle social d'agriculture que nous voulons. La Confédération paysanne défend les structures familiales et leur autonomie, alors que ce genre de ferme aura besoin d'acheter beaucoup de matières premières à l'extérieur pour remplacer le pâturage.

Du point de vue du territoire, elle doit s'assurer d'un plan d'épandage compatible avec le nombre de vaches laitières -2 bovins par hectare - ce qui l'oblige à acheter ou louer beaucoup de terres pour s'y tenir. Par cette emprise foncière, elle va empêcher l'agrandissement des troupeaux voisins et donc accentuer la concurrence sur les parcelles avec les agriculteurs de la région.

Les risques de pollution de l'eau augmentent par ailleurs avec la densité animale mais attention : dix exploitations de cent vaches reviendraient au même. Si cette ferme entraîne des problèmes environnementaux, c'est à la réglementation qu'il faut s'en prendre.