Pourquoi le lait bout entre l'Allemagne et la France

Par Marina Torre  |   |  1425  mots
Quelque 24,6 milliards de litres de lait ont été collectés en France l’an dernier contre 30,6 milliards en Allemagne.
D'un côté, les industriels du lait allemand se plaignent à Bruxelles des mesures françaises de soutien aux agriculteurs. De l'autre, Paris défend son droit de valoriser sa production et justifier un prix plus élevé. Entre les deux pays, une compétition féroce que jamais pour exporter leur production laitière.

Berlin hausse le ton. Le ministre allemand de l'Agriculture Christian Schmidt a dénoncé à la radio allemande les barrages à la frontière.Une réunion téléphonique serait prévue le 30 juillet avec son homologue français.

 De son côté, interrogé par La Tribune, Eckard Heuser, le patron du syndicat MIV, qui représentant les industries laitières allemandes, fulmine:

"Nous soutenons les aides pour les éleveurs français. A condition qu'elles prennent la forme d'allègements fiscaux, de crédits, de soutien aux revenus ou autres. Mais si un ministre s'assoit à une table et dit: "n'achetez pas de produits allemands mais seulement des produits français, il enfreint la loi. Si le même ministre appelle-lui même des distributeurs en France pour leur demander la même chose: il enfreint la loi!"

"Favoriser la production française"

Des récriminations adressées deux jours plus tôt à Bruxelles et qui restent pour l'instant sans réponse de la part de la Commission, "ce qui nous a beaucoup surpris", ajoute le responsable.

 En cause: l'appel à "favoriser la production française", lancée par Stéphane Le Foll, le ministre français, à l'issue d'une réunion entre représentants des éleveurs, transformateurs et distributeurs à propos du lait, et interprété comme une demande de boycott. Un sous-entendu réfuté au ministère où l'on affirme que cet appel consistait à "uniquement mettre en avant les produits français afin de répondre à une demande du consommateur". Une mise en avant qui passe par "la valorisation du logo sur le lait et la viande".

Le 27 juillet, le ministre français, s'exprimant surtout à propos de la viande et des difficultés rencontrées à la frontière espagnole,défendait ainsi la mise en avant d'un "label" français:

"Valoriser des produits d'origine française, aujourd'hui dans le contexte, c'est nécessaire pour pouvoir tenir l'objectif d'une revalorisation des prix pour les producteurs. (...) Nous essayons aussi de mobiliser le consommateur."

340 euros les 100 litres

Dans le cas du lait, la promesse faite aux éleveurs consiste à maintenir le prix moyen à 340 euros la tonne au moins jusqu'à la fin de l'année. "Les laiteries n'arriveront pas à tenir ce prix car l'offre est plus élevée que la demande. Dans les rayons des supermarchés, même le lait UHT dont les dates de péremption devraient être de 3 mois sont réduites à 1 mois. Tout le monde veut vendre son lait", juge Jean-Luc Pruvot, agriculteur dans l'Aisne et responsable au sein de l'Association des producteurs laitiers indépendants d'une initiative visant à promouvoir le "lait équitable", initiative qui existe également en Allemagne du reste.

Car chez nos voisins d'outre-Rhin aussi, le prix du lait à la production s'effondre. Il est descendu à 280 euros pour 1000 litres, contre 320 euros les 1000 livres en France, selon des données standards européennes  - c'est-à-dire prenant en compte le même pourcentage de matières grasses. Des chiffres qui peuvent différer selon les opérateurs, soulignant l'enjeu que représente cette teneur en matière grasse et plus généralement la qualité des produits laitiers dans ces discussions.

Embargo russe et ralentissement chinois

En cause ? Le marché laitier européen, qui, s'étant mondialisé depuis la fin des années 1990, est beaucoup plus sensible aux variations de la demande dans les pays partenaires. Parmi lesquels figure notamment la Russie. L'embargo imposé par le Kremlin depuis l'an dernier sur une série de produits frais se fait donc ressentir. Mais en Allemagne, c'était déjà le cas en 2013, un premier embargo amputant ses exportations laitières vers ce pays de 30%.

Surtout, ralentissement des achats par la Chine qui ponctionne davantage sur ses stocks. Entre janvier et mai 2015, la Chine a même réduit ses importations des poudres de lait.

Ce prix plus bas en Allemagne le rend en partie plus compétitif dans les échanges avec des pays tiers. Et de fait, depuis 2009, l'Allemagne a détrôné la France comme principal producteur et exportateur européen de produits laitiers.

Rachats de quotas

Les raisons d'une telle avance? La filière laitière allemande a considéré la fin des quotas laitiers comme une opportunité pour exporter ses produits a l'étranger. Elle l'a anticipée en dépassant ces quotas, même avant leur levée progressive depuis 2003, sous la pression de l'Organisation mondiale du commerce, et surtout leur suppression définitive, votée en 2008 et effective depuis le 1er avril 2015. Avec d'autres Etats comme les Pays-Bas, l'Irlande, la Pologne ou le Danemark, elle devait ainsi s'acquitter de plus de 400 millions d'euros de pénalités en 2013/2014 pour avoir dépassé les quotas.

Un système de revente des quotas d'abord entre Länder puis entre l'Est et l'Ouest, a contribué à modifier la géographie laitière allemande. Dans l'ancienne RDA, les exploitations sont généralement plus grandes. En 2008 déjà, 94% du lait produit provenait d'exploitation comptant au moins 75 vaches.

Un lait moins coûteux à produire

Produire du lait y donc moins coûteux par effet d'échelle. Sans compter raison d'un coût du travail et du capital moins élevé que dans les autres régions. Parmi les sujets qui fâchent : le fait que les exploitations allemandes aient pu avoir recours à des travailleurs détachés - ces employés payés au prix du marché dans leur pays d'origine, la Pologne par exemple, mais travaillant dans des exploitations situées dans un pays où le salaire moyen est plus élevé. Un "dumping" social dénoncé par des collectifs dans d'autres productions, notamment les abattoirs.

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En outre, des subventions pour les bio-énergies ont incité des agriculteurs à se tourner vers la méthanisation, processus de production d'énergie par dégradation de matières organiques qui suppose la concentration dans un même lieu d'un large cheptel.

Moins de lait en France

Par opposition, "La production en France reste inférieure à celle qu'elle enregistrait avant la mise en place des quotas il y a trente ans", note Pierre Bégoc, spécialiste du lait au sein de la société de gestion de risque de marché Agritel.

"La France laitière était plus timorée avec une politique plus attentiste", juge ce dernier,  "elle était moins prête à accepter cette révolution silencieuse qu'elle subit un peu. Cela demande du temps et génère les tensions que l'on connaît actuellement."

Outre les craintes de faillites qu'une médiation doit juguler, nombre d'exploitations laitière y diminue fortement depuis la fin des années 1990.

Tout un fromage

Malgré tout, un processus de modernisation de l'appareil productif a bel et bien été tenté afin d'exporter davantage les produits. Ce qui passe par exemple par le construction de tours de séchage du lait, afin de le transformer en poudre. "Pendant un temps, il n'y avait pas une semaine sans que l'on entendre parler de projet de tour", relève un agriculteur.

 Mais c'est surtout sur "sur sa capacité à chercher de la valeur ajoutée", que la filière française pourrait jouer, note Pierre Bégoc. C'est notamment le cas pour le fromage qui rapporte à la filière la moitié de son excédent commercial et qu'elle exporte massivement... vers l'Allemagne. Pour un kilo de fromage allemand atterrissant en France, dix se retrouvent sur les étals de nos voisins d'outre-Rhin. Plus généralement, dans quasiment toutes les catégories de produits issus du lait, l'avantage est à la France dans les échanges bilatéraux. Mais sur le plan mondial, et même si ce produit reste difficile à exporter sur de longues distances, les fromages allemands et néerlandais, "davantage d'entrée de gamme" se vendent relativement mieux dans les pays émergents.

Pour l'heure, une autre crise pourrait se profiler : celles des céréales. Car si la production laitière européenne est vouée à diminuer dans les prochains mois, le fourrage nécessaire pourrait suivre. Sans compter que la vague de chaleur constitue un risque pour les récoltes.

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Quatre fois plus de lait frais exporté

Le commerce de certains produits laitiers depuis l'Europe vers le reste du monde a explosé en dix ans. Ainsi entre 2004 et 2014, les volumes de protéine de lait exportés ont crû de 75% pour atteindre plus de 500 tonnes, ceux de lactosérum ont été multipliés par quatre, d'après des chiffres d'Eurostat. Mais le lait frais, pourtant plus difficile à transporter, a vu ses volumes exportés hors de l'UE tripler.