Affaire Ghosn : et si tout avait commencé avec la loi Florange...

Par Nabil Bourassi  |   |  1176  mots
(Crédits : Reuters)
Pour imposer les droits de vote double à Renault, l'État français est monté dans le capital du constructeur automobile français, malgré les avertissements de Carlos Ghosn sur les conséquences dans l'équilibre de l'Alliance avec Nissan. Pour amadouer son partenaire nippon, Carlos Ghosn s'est résolu à d'importantes concessions...

Février 2012... Feux de bengales, cornes de brume et slogans révolutionnaires scandés à tue-tête... C'est alors un simple député qui s'avance vers des syndicalistes déterminés contre la fermeture des hauts-fourneaux de Florange, en Moselle. Enivré par ce climat insurrectionnel, il monte alors sur un camion et s'adresse à une foule survoltée et leur fait une promesse...

Une fois élu président de la République, François Hollande ne put empêcher la fermeture du site, mais il fit adopter la loi Florange. C'est presque le début des ennuis pour Renault et son charismatique patron, Carlos Ghosn, et peut-être même l'origine de la crise actuelle...

Avec ce texte, l'État veut, parmi d'autres dispositions, encourager les actionnaires qui accompagnent les entreprises sur le long terme. Les conditions de détention des droits de vote sont modifiées: toute action détenue plus de deux ans donne un droit de vote double.

Offensive capitalistique de la France dans Renault

Carlos Ghosn, lui, voit rouge! Cette disposition permettrait de bonifier les droits de vote de l'État français dans le capital de Renault. Avec 15% du capital, il pourrait alors doubler son contrôle sur l'entreprise, tandis que Nissan, avec autant d'actions, ne dispose d'aucun droit de vote. Carlos Ghosn propose alors de faire adopter une résolution par l'assemblée générale des actionnaires qui permettrait de revenir au régime d'une action égale un vote.

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Qu'à cela ne tienne... Face à l'affront, l'État français lance une spectaculaire offensive capitalistique pour imposer ses vues à l'ex-Régie. Le 22 avril 2015, l'Agence des participations de l'État (APE) annonce être montée à 20% du capital de Renault.

« Cette opération marque à la fois la volonté de l'État de défendre ses intérêts en tant qu'actionnaire, en pesant en faveur de l'instauration de droits de vote double dans la gouvernance de Renault, et le caractère stratégique qu'il attache à sa participation au capital de cette grande entreprise industrielle », justifie l'APE dans un communiqué.

Carlos Ghosn s'envole immédiatement au Japon

C'est la stupeur à l'état-major de l'Alliance Renault-Nissan... Carlos Ghosn s'envole immédiatement pour Tokyo où il met en scène une réunion de crise du conseil d'administration de Nissan. Le 23 avril, celui-ci publie un communiqué et, chose incroyable, s'oppose à une initiative d'un État étranger souverain. L'affaire est sérieuse. Nissan s'était jusqu'ici accommodé d'une Alliance qui l'a sorti de la quasi-faillite en 1999. L'entreprise japonaise n'en reste pas moins attachée à son indépendance, et rejette catégoriquement l'idée d'être contrôlée par un État étranger par procuration, comme l'intrusion musclée de la France semble le confirmer.

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Nissan menace alors de faire obstruction à l'Alliance au moment même où Carlos Ghosn veut accélérer. Les analystes jugeaient alors les gisements de synergies insuffisants et s'attendaient à ce que les deux groupes accélèrent: pas dans ces conditions, répondent les administrateurs de Nissan.

De retour à Paris, Carlos Ghosn se voit alors répondre en substance la même rengaine par le ministre de l'Économie de l'époque, Emmanuel Macron, que ses prédécesseurs : "Prenez le contrôle de Nissan et fusionnez !" L'industriel s'y oppose et argue qu'une telle option aboutirait à un échec, comme l'a montré l'histoire récente du constructeur français.

De son côté, Nissan, convaincu que la France possède un agenda secret pour prendre son contrôle, est déterminé à ne pas se laisser faire et exige un nouveau Traité de l'Alliance. Pendant six mois, les négociations seront pénibles et houleuses. Emmanuel Macron ne dissimulera pas son agacement de Carlos Ghosn en déclarant publiquement que celui-ci est "PDG, pas actionnaire".

Renault quasiment muselé

Au final, les trois parties (l'État, Renault et Nissan) parviennent à un accord. A l'époque, le gouvernement prétendait avoir sauvé l'essentiel, à savoir le statu quo du schéma capitalistique très favorable à Renault et ses droits de vote double. En échange, Nissan obtient la neutralisation des ambitions françaises dans son management interne. Celui-ci n'a plus voix au chapitre concernant les nominations des membres du conseil et ne pourra plus pousser des résolutions qui n'ont pas été préalablement approuvées par Nissan. Autrement dit, Renault avec 44% du capital de Nissan est quasiment muselé... Mais ce n'est pas terminé...

Un an après, Carlos Ghosn cède sa place de PDG de Nissan à Hiroto Saikawa, comme gage donné au constructeur nippon très attaché à retrouver une "japonité" de son management. Initialement, le Franco-libano-brésilien voulait nommer un Américain à ce poste, justement pour briser ces logiques nationalistes.

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Interrogé par La Tribune, l'analyste indépendant Bertrand Rakoto juge que la défiance japonaise est antérieure à cet épisode. "C'est un jeu politique, les Japonais percevaient Ghosn comme plus acquis à la cause française que japonaise", explique ce bon connaisseur de l'industrie automobile, installé à Détroit.

L'État français, soucieux de préserver Renault, cherche depuis longtemps et maladroitement à pérenniser l'Alliance.

"La France s'est laissée convaincre que, sans Carlos Ghosn, il n'y avait pas d'Alliance. Aujourd'hui, c'est une des raisons pour lesquelles elle refuse de déclarer perdue la bataille de Carlos Ghosn", observe l'analyste avant de constater que "l'État français n'a plus vraiment de leviers. Aujourd'hui, il aura du mal à faire valoir ses arguments dans un bras de fer où Nissan pèse deux fois plus lourd que Renault."

Selon Bertrand Rakoto, le rôle de l'État français n'a pas été optimal dans le bon fonctionnement de l'Alliance.

"Les intérêts politiques d'un pays sont souvent toxiques pour une entreprise soumise aux lois du marché", énonce-t-il.

Le rachat de Mitsubishi au nez et à la barbe de Renault

Et de rappeler un autre épisode post-loi Florange: la prise de contrôle de Mitsubishi par Nissan qui a contribué à déplacer un peu plus le point de gravité de l'Alliance vers le Japon. "Carlos Ghosn et Nissan ont repris Mitsubishi sans aval officiel de la part de Renault", souligne Bertrand Rakoto.

L'État a-t-il dès lors exacerbé une défiance franco-japonaise? A-t-il contraint Carlos Ghosn a choisir son camp, le contraignant à avaler des couleuvres sur les prérogatives de Renault en tant qu'actionnaire de Nissan? Impossible de savoir dans quelles conditions le dossier constitué par le constructeur japonais et qui a conduit à l'arrestation de Carlos Ghosn est un complot ou s'il paye cette rivalité entre Nissan et l'État français dont il s'était fait le rempart.

Son "empêchement" reste en tout cas un véritable coup dur pour Renault et a plongé l'État français dans un inextricable embarras... Le rôle de ce dernier dans l'Alliance sera nécessairement interrogé, tout comme celui d'un Carlos Ghosn qui n'a pas su prévenir une telle issue...