Qui veut la peau de la voiture individuelle ?

Par Nabil Bourassi  |   |  2492  mots
La mortalité liée à la pollution, à la congestion des agglomérations et le discrédit de l'industrie automobile (depuis le scandale Volkswagen) pourraient amener la société à se détourner de ce mode de transport.
Révolution dans les transports ! Tandis que le consommateur va de plus en plus délaisser la propriété d'un véhicule au profit de l'usage, le digital et l'intelligence artificielle sont en passe de bouleverser l'offre. Il était urgent de réinventer les mobilités : le gouvernement et de nombreux élus sont prêts à (presque) tout pour décongestionner les villes.

Et si la nouvelle révolution économique était celle des mobilités ? On pensait avoir tout accompli en matière de transports : autoroutes, trains, voitures, avions... Les acteurs de ces industries sont établis depuis des générations et se regardent en chiens de faïence et c'est à celui qui mangera l'autre le premier... Ils comptent des centaines de milliers de salariés, bâtissent des usines-cathédrales aux quatre coins du monde, ont des chiffres d'affaires en milliards de dollars et portent des enjeux politico-industriels sans équivalent dans le reste de l'économie. L'idée que cet immense édifice s'effondre comme un château de cartes sous la pression d'acteurs disruptifs nés il y a moins de dix ans ou à naître est vertigineuse...

Et pourtant, c'est bien ce qui se prépare aujourd'hui : le monde des transports est en train de connaître un changement de paradigme, avec un consommateur qui se focalise de plus en plus sur l'usage d'un bien ou d'un service, plutôt que sur sa détention. L'usage signifie, ici, que le consommateur est désormais moins intéressé par l'objet en tant que tel que par son utilité réelle. Autrement dit, le besoin n'est plus de posséder une voiture mais d'accomplir un trajet !

La fin de la propriété automobile, mais pas la fin de la voiture

Usage : à partir d'un mot, utilisé par tous les observateurs de l'industrie automobile et des jeunes entrepreneurs de l'économie des nouvelles mobilités, c'est une révolution qui prend forme, celle des nouvelles mobilités que certains appellent désormais les mobitechs. Cette réalité est en train de chambouler le modèle qui a fondé l'industrie automobile. Jusqu'ici, pour accomplir un trajet, la voiture était le moyen plus approprié, et tant qu'à faire, il valait mieux en posséder une, surtout si elle était le seul moyen de se rendre au travail comme c'est le cas encore pour 43 % des Français. Certes, il existe déjà des offres de mobilités alternatives à la voiture individuelle, comme les transports en commun, mais leur capillarité est insuffisante pour répondre à tous les besoins, notamment celui des derniers kilomètres, ou la location de voiture, mais elle est chère et complexe à utiliser.

Il a donc fallu attendre la digitalisation de l'économie pour enfin imaginer des offres de mobilités révolutionnaires : des plateformes de partage de voitures, des mises en relation avec de nouveaux services de transport, des locations plus souples et moins chères... Mais pourquoi la digitalisation ? Parce qu'elle est la seule à permettre d'optimiser les process et d'amortir les coûts, la seule à apporter des outils efficaces comme la géolocalisation, l'identification des inscrits et les algorithmes. L'avenir devrait être très prometteur puisque la technologie va s'accélérer. La télématique aidant (des systèmes qui permettent de recueillir des informations dans une voiture), les voitures seront davantage connectées, ce qui ouvrira de nouvelles possibilités. La puissance de calculs des algorithmes va également permettre d'optimiser l'offre. Enfin, le développement de l'intelligence artificielle pourrait être une véritable révolution dans la révolution.

En réalité, cette digitalisation n'est pas seule à avoir participé à cette transformation. L'opinion publique a connu plusieurs traumatismes successifs qui ont provoqué une prise de conscience. D'abord, les statistiques inquiétantes de la mortalité liée à la pollution automobile, mais également la congestion des agglomérations et son cortège de nuisances sonores et de saturation de l'espace. Puis le coup de grâce fut probablement le scandale Volkswagen qui a achevé de discréditer l'industrie automobile. « Nous sommes devenus inaudibles », déplore un grand patron automobile. Dès lors, les grandes agglomérations ont commencé à multiplier les restrictions de circulation et les annonces fracassantes. Les usagers, eux, se sont jetés sur les solutions de mobilités alternatives.

Un modèle économique instable

Une fois fait le constat de l'apparition de nouveaux besoins, apparaissent les problèmes. Car pour l'heure, aucune mobitech n'est encore rentable. Ni Uber, du haut de ses 70 milliards de dollars de valorisation - valeur estimée puisqu'Uber n'est pas cotée, certains disent que l'entreprise vaut beaucoup moins en réalité -, ni aucun autre n'est encore parvenu à figer un modèle économique viable. Au contraire, étant encore à l'aube d'une révolution économique mais également sociétale, elles sont encore soumises à un aléa réglementaire extrêmement changeant. En France, la réglementation sur les VTC [voitures de transport avec chauffeur, ndlr] ne cesse d'évoluer, et le droit n'est pas le même entre les pays voire entre les agglomérations d'un même pays. Ces sociétés doivent encore roder une jurisprudence, souvent à leurs dépens, comme Heetch qui a vu son business model rayé d'un trait de plume par la justice française.

Jusqu'ici, les pouvoirs publics étaient davantage sur la défensive, laissant croire qu'ils subissaient la crise des taxis plus qu'ils ne la contrôlaient. Sans parler des interminables polémiques qui tournent au pugilat à Paris, où les passions ont pris le dessus sur le rationnel s'agissant des voies sur berge et de la place des pistes cyclables sur la chaussée.

Et pourtant, il est nécessaire d'inventer un écosystème de mobilités cohérent, mature et compétitif. Et de préférence autour de convergences d'intérêt, et non par la cristallisation des passions. Les économistes ont démontré que cet écosystème ne pourra être fondé que sur le principe de la "multimodalité" [usage, en alternance ou successivement, de plusieurs modes de transport].

Les constructeurs automobiles l'ont compris. Ils multiplient les initiatives, les prises de participation, les partenariats et les incubateurs à idées. Leur course éperdue à la voiture connectée et autonome s'explique également par la hantise de ne pas avoir un train de retard face aux nouveaux acteurs tels que Tesla et donc continuer à faire partie des champions de demain. Mais n'allez pas croire qu'il s'agit d'un repli tactique, les constructeurs jouent sur les deux tableaux. En effet, pour beaucoup d'experts, la promesse d'une ville sans voiture pourrait être une chimère : à ce stade, pour de nombreux usages, la voiture individuelle reste incontournable. Mais pour combien de temps ?

En toile de fond, la question de l'urbanisme

Pour Pierre-François Marteau, consultant expert mobilités au Boston Consulting Group (BCG), « on ne peut pas décréter la fin de la voiture individuelle. Dans beaucoup de zones et pour beaucoup d'usages elle est et restera le meilleur moyen de se déplacer. La question ce n'est pas pour ou contre la voiture individuelle, mais plutôt : comment optimiser et focaliser chaque moyen de transport sur sa zone de pertinence et assurer la cohérence entre tous les modes ? » Guillaume Crunelle, associé chez Deloitte, spécialiste de l'automobile (lire page 11) estime que les villes doivent avoir une approche plus globale pour être efficace. « Le propre de la digitalisation des nouvelles mobilités est de décloisonner l'espace et les moyens. Un véritable écosystème de mobilités intelligentes se pense au-delà de la ville. À New York, cela se pense jusque dans le New Jersey. »

Certains persiflent d'ailleurs sur le périmètre pertinent. « Le vrai sujet, ce n'est pas la voiture individuelle, mais la maison individuelle », remarque un expert. Selon lui, c'est l'étalement urbain et les lotissements à perte de vue qui complexifient la capillarité des transports en communs. On le voit bien avec le projet de Grand Paris Express, qui ne va pas partout. Autre complexité : la configuration de nos agglomérations en cercles concentriques, qui rend difficile l'accès de l'un à l'autre et pénalise les habitants des périphéries, assignés à résidence.

« La question des nouvelles mobilités doit être intégrée dans une réflexion plus globale sur le lien entre mobilité et urbanisme, mais redessiner la ville et ses infrastructures, cela a un coût », décrypte Pierre-François Marteau. Même son de cloche pour Yves Crozet, professeur à l'université de Lyon et spécialiste de l'économie des transports, c'est « la densité urbaine qui donne du sens aux transports en commun » (lire interview page 7).

En effet, ajoute Pierre-François Marteau, « moins la zone est urbanisée, plus il est difficile de trouver une alternative crédible à la voiture. Ainsi, d'après l'Enquête Globale Transport, entre 2001 et 2010, le nombre moyen de voitures par ménage à Paris intramuros a baissé, alors qu'il a continué d'augmenter en grande couronne ».

Un mille-feuille d'enjeux majeurs

Tout l'objet des Assises des mobilités, organisées par Élisabeth Borne, la ministre des Transports, est justement de désamorcer ces crispations afin de faire éclore un écosystème des mobilités. À travers ce projet, le gouvernement qui a mis l'accent sur les « mobilités du quotidien », priorité devant la construction de nouveaux TGV, percute un mille-feuille d'enjeux majeurs pour le pays qui ont tous une dimension politique et sociale : réduire l'exclusion consécutive à des mobilités réduites, éviter de transformer les mobilités en un gouffre financier, trouver un meilleur équilibre environnemental avec des transports propres, désenclaver les aires urbaines, créer un écosystème de jeunes pousses afin de faire pousser des licornes françaises à l'échelle mondiale, à l'image de BlaBlaCar, neutraliser les clivages politiques entre les anti et les pro-automobilistes, désamorcer les conflits autour des VTC sans pour autant continuer à consolider la corporation des taxis... Un chantier herculéen, dont on verra si, au terme des Assises des mobilités, il se concrétise dans la loi d'orientation qui serait soumise au Parlement au premier trimestre 2018.

Certains estiment néanmoins que le principal frein au développement des mobilités alternatives, comme le covoiturage domicile-travail, sera essentiellement comportemental (lire page 6). L'enjeu est de savoir si le gouvernement maniera sur ce sujet le bâton ou la carotte ? L'interdiction ou la subvention publique ? La restriction ou l'incitation ?

Un autre clivage pourrait apparaître, entre ceux qui pensent qu'il faut laisser le marché agir, et ceux qui veulent le réguler. Pour les premiers, l'État ne régule pas le marché rationnellement, il agit sous pression ; pour les seconds, les nouvelles mobilités ne doivent pas faire voler en éclat le modèle social français au prétexte de libérer le transport. « Le problème, c'est que le temps des villes n'est pas toujours le temps des entreprises. C'est de là que peut naître une divergence », constate Guillaume Crunelle, avant de nuancer : « Il y a un sujet de puissance publique à travers la loi et l'investissement, cela doit se passer de manière coordonnée pour aligner les intérêts. »

Pierre-François Marteau abonde dans ce sens : « La mobilité de demain, c'est aussi une formidable opportunité économique pour le pays, à condition de s'y préparer dès maintenant et de structurer un écosystème puissant. Les pouvoirs publics ont un rôle déterminant à jouer pour faciliter cette structuration ». Il n'y a donc plus de temps à perdre ! Si la France veut tenir son rang, voire prendre le leadership, elle doit avancer rapidement et devra probablement bousculer certaines habitudes. Le défi du gouvernement sera de définir une multitude d'équilibres, un exercice aussi périlleux que nécessaire...

Par Nabil Bourassi

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ENCADRÉ

Péage urbain : ça marche à Londres, Rome, Milan... mais à Paris ?

Et si Paris mettait en place un péage urbain, à l'instar de Londres, Rome et Milan ? C'est le pavé dans la mare lancé lors du salon @utonomy par Jean-Louis Missika, adjoint d'Anne Hidalgo chargé des projets du Grand Paris.

La maire de Paris a pourtant, à plusieurs reprises, indiqué son opposition à cette option. Son adjoint aux transports, Christophe Najdovski, s'y oppose également, arguant que la mesure serait discriminatoire à l'encontre des Franciliens non parisiens.

Pour Jean-Louis Missika, le rôle d'un péage parisien serait de faire contribuer l'automobiliste au coût de l'entretien de la voirie. Selon lui, son financement est aujourd'hui déséquilibré, puisque pour 1 euro de frais de remise en état de la chaussée, l'automobiliste ne contribue qu'à hauteur de 0,13 euro. « Je ne demande pas à l'État d'instaurer le péage urbain, je lui demande de l'autoriser. Des autoroutes urbaines gratuites, est-ce vraiment sérieux ? », s'est exclamé l'élu dans une interview au Parisien.

Une fois n'est pas coutume, Valérie Pécresse, présidente de la région Île-de-France, s'est mise au diapason d'Anne Hidalgo en dénonçant qu'une telle mesure « couperait la région en deux en accroissant la fracture sociale et territoriale ». Selon elle, cette discrimination révélerait surtout des disparités de richesse.

  • Péage urbain, mode d'emploi

Un péage urbain oblige, avant d'entrer dans une zone, à payer une redevance, par SMS ou en achetant un ticket dans un bureau de tabac. Des caméras sont installées un peu partout et scannent les plaques d'immatriculation pour vérifier que le véhicule s'est bien acquitté de la taxe...

  • À Milan, 43.000 voitures en moins

À Milan, le péage qui contrôle le centre de la métropole a permis de le décongestionner d'environ 43.000 voitures par jour ! Si bien que la ville envisage d'aller plus loin en élargissant le périmètre du péage. La capitale économique italienne applique toutefois un péage plutôt consensuel avec un tarif à 5 euros, soit plus de moitié moins que celui appliqué à Londres (11,50 livres, soit l'équivalent de 13,50 euros).

  • À Londres, l'étau se resserre sur les carburants fossiles

La capitale britannique a d'ailleurs décidé d'ajouter encore une charge supplémentaire, de 11,50 livres, visant les voitures les plus polluantes. Au total, à partir de 2019, les véhicules essence de plus de 13 ans et les diesel de plus de 4 ans devront payer 23 livres en semaine pour accéder au centre de la capitale anglaise. D'autres villes dans le monde ont recours au péage urbain, comme Oslo ou Stockholm. Singapour est la première ville, en 1975, à avoir adopté ce système, qu'elle a modernisé en 1998.

  • En France, l'idée progresse

En France, aucun exemple de péage urbain n'existe encore. Bordeaux aurait récemment évoqué cette idée lors des Assises territoriales de la mobilité. Il s'agirait d'établir dans la rocade de la capitale girondine un péage qui ne viserait que les poids lourds aux heures de pointe. Le but n'est pas tant de limiter la pollution que de décongestionner la rocade.

Pour l'heure, la ville de Paris poursuit officiellement sa stratégie de restriction de circulation par réduction des espaces (disparition des voies sur berge, voies réservées aux bus et aux pistes cyclables...).

« Être anti-voitures, c'est has been », répond Valérie Pécresse, faisant valoir que les voitures de demain seront décarbonées.

Ce que souhaite en effet la maire de Paris, qui a fixé comme objectif que Paris intra-muros soit réservé aux voitures électriques dès 2030... N.B.