Renault-Nissan : qui sont les trois fossoyeurs ou sauveurs de l'Alliance

Par Nabil Bourassi  |   |  975  mots
Les qualités diplomatiques de Thierry Bolloré pourraient ne pas suffire face aux difficiles négociations promises par Nissan, et son patron, Hiroto Saikawa (ci-dessous en photo, lundi 19 novembre lors de sa conférence de presse). (Crédits : Reuters)
Thierry Bolloré reprend en main Renault tandis que l'État français ne veut pas lâcher Carlos Ghosn, dernier pilier d'une Alliance industrielle mondiale essentielle pour le groupe automobile. De son côté, Hiroto Saikawa semble avoir désormais toutes les cartes en main. Portraits de trois alliés aux intérêts divergents.

"Ghosn, c'est fini!" Cette sentence prêtée à l'Élysée par la presse nationale française ne semble pas se confirmer dans les faits. Officiellement, ni le gouvernement ni le conseil d'administration de Renault n'ont enterré le patron déchu de l'Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi, au lendemain de sa spectaculaire arrestation à sa descente d'avion sur le tarmac de l'aéroport de Tokyo.

Au contraire de Nissan et Mitsubishi qui s'apprêtent à le démettre de ses fonctions de président de leurs conseils de surveillance respectifs, Renault, lui, s'est contenté de nommer une direction collégiale provisoire: Carlos Ghosn reste PDG du constructeur automobile français.

Thierry Bolloré, le contraire de Ghosn

Conformément à ce qui était prévu, c'est Thierry Bolloré qui assurera la direction exécutive du groupe "disposant ainsi des mêmes pouvoirs que M. Ghosn". Arrivé en 2012 chez Renault, ce Breton avait été désigné au printemps dernier COO (un anglicisme qui signifie numéro deux après le CEO, soit respectivement directeur général délégué et PDG). Sa nomination n'était pas une surprise, mais Carlos Ghosn avait été poussé par le gouvernement français qui souhaitait une meilleure visibilité sur la succession du tout-puissant patron.

Thierry Bolloré est décrit comme affable et doté d'un appréciable et subtil sens de la repartie, maniant les tournures sémantiques avec brio et élégance. Un brin « vieille France » ? Pas vraiment... Ce Quimpérois de 54 ans fait de sa pondération son principal atout de séduction. Son élocution, son sourire et sa prestance passent partout : avec les syndicats, pour les accords de compétitivité, en Iran, pour de nouveaux accords avec le partenaire local, même avec les journalistes, parfois lassés d'un Carlos Ghosn froid et inaccessible.

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Thierry Bolloré, c'est aussi un homme de dossiers au parcours brillant, totalement converti au métissage des cultures industrielles dont l'Alliance Renault-Nissan se voulait à la pointe. Il est le mieux placé pour poursuivre le déploiement de la stratégie de Carlos Ghosn, "Drive the Future", et ne pas provoquer de rupture opérationnelle depuis la mise sur la touche de ce dernier. Mais la diplomatie de Thierry Bolloré pourrait ne pas suffire face aux difficiles négociations promises par Nissan, et son patron, Hiroto Saikawa.

Hiroto Saikawa, alias "Brutus"

Celui que la presse française appelle désormais Brutus est, en quelques heures, sorti de l'ombre de l'Imperator pour se placer au centre du jeu. Intronisé Pdg de Nissan par Carlos Ghosn en 2017, l'homme de 65 ans s'est livré lundi à un implacable réquisitoire à l'endroit de Carlos Ghosn, de quelques mois seulement son cadet. Après avoir énuméré les griefs issus d'investigations internes, Hiroto Saikawa a dénoncé le "côté obscur de l'ère de Carlos Ghosn". Il s'est dit "extrêmement choqué" et veut en tirer les conséquences pour l'avenir:

"C'est un problème que tant d'autorité ait été accordée à une seule personne (...) A l'avenir, nous devons nous assurer de ne pas nous appuyer sur un individu en particulier."

Hiroto Saikawa a décapité Carlos Ghosn en direct, sans autre forme de procès.

Jusqu'ici, pourtant, l'homme était perçu comme un pur partisan de la culture de l'Alliance. Arrivé en 1977 chez Nissan, il participe pleinement à sa mise en place lorsque, en 1999, Louis Schweitzer fait entrer Renault dans le capital de Nissan et envoie Carlos Ghosn à la tête d'un commando pour redresser l'entreprise. Hiroto Saikawa s'occupera notamment de la direction des achats, un point saillant des synergies entre les deux groupes automobiles. En 2003, il entre à la direction de Nissan en tant que vice-président. Il gravit ensuite chaque échelon avant de devenir le COO de Carlos Ghosn en 2014, l'antichambre de la direction exécutive.

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Sa nomination en tant que patron du groupe automobile japonais s'est faite dans un contexte de fragilisation de l'Alliance. En mai 2015, lorsque l'État français décide de monter dans le capital de Renault, Nissan réagit épidermiquement et exige un rééquilibrage de l'Alliance. Un an plus tard, Hiroto Saikawa prend la place de PDG de Nissan comme si Carlos Ghosn était contraint de rendre à César ce qui appartenait à César en "rejaponisant" le management de Nissan, désormais à cran sur son identité. N'en déplaise à l'État français.

L'État français, meilleur ennemi de Ghosn

Ce dernier est le dernier protagoniste de cette déflagration mondiale. Il pourrait même avoir été le meilleur ennemi de Carlos Ghosn. Le franco-brésilien-libanais n'a jamais caché sa méfiance et parfois même son agacement quant à la puissance publique, pourtant premier actionnaire de Renault (15% du capital). Selon lui, les considérations politiques des différents gouvernements freinaient ses projets de rationalisation industrielle, et il ne voulait plus être comptable à l'État de promesses d'embauches. Au fil des gouvernements, Carlos Ghosn bataillait sans cesse pour répondre à l'éternelle et très politicienne question : "Pourquoi Renault ne rachète pas définitivement Nissan ?". Les politiciens étaient obsédés par une fusion qu'ils auraient mis au crédit d'une politique industrielle française triomphante, elle n'a fait que saboter les efforts de Carlos Ghosn de ménager la susceptibilité nationaliste japonaise.

Pour Hiroto Saikawa, les velléités de l'État français étaient inacceptables, tandis que Paris estime que le meilleur gage de pérennité de l'Alliance passe par une fusion. De cette méfiance réciproque est née un malentendu qui s'est autonourri... Au-delà des affaires courantes, la tâche de Thierry Bolloré pourrait être de désamorcer cette bombe avant explosion. Gageons que sa diplomatie, là où l'autorité de Carlos Ghosn n'avait suffi, soit le meilleur espoir pour l'Alliance, et plus encore, pour Renault...