Quand Darty tente de s'approprier un nouveau concept commercial

Par Marina Torre  |   |  1096  mots
Le distributeur Darty a déposé la marque "click & collect" en 2009. Mais ce terme est désormais largement utilisé par ses concurrents.
Darty se lance dans une croisade linguistique pour tenter de protéger une marque qu'elle a, c'est peu connu, déposé en 2009 en France: Click & Collect. Or, le service désigné, qui consiste à commander en ligne pour retirer son produit en magasin, est sous une forme ou une autre, entré dans le langage usuel.

En matière de commerce, notre vocabulaire peine à suivre le rythme de l'innovation. Ou peut-être est-ce l'inverse... Ce dernier cas en témoigne. Cyber-client ou pas, sans doute avez-vous entendu parler de ce service qui brouille les frontières entre e-commerce et commerce classique et qui consiste à commander un produit en ligne puis à le retirer en magasin. Dans ce domaine, une fois n'est pas coutume, c'est un terme anglais qui désigne de plus en plus souvent ce service, en l'occurrence "click and collect". En France, Darty s'en considère propriétaire. A plusieurs publications, dont La Tribune, le distributeur a adressé un courrier dans lequel il demande que sa propriété soit indiquée pour tout usage du terme qu'il orthographie dans sa lettre "CLICK & COLLECT" ou "CLICK AND COLLECT".  (voir ci-dessous).


Wal-Mart et le "Site to store"

 Katell Jumel, directrice marketing de Darty indique qu'en 2009, date du dépôt de la marque, "c'était un service innovant dont nous avons inventé le nom". Il se trouve que ce concept était appliqué avant cela par d'autres distributeurs. Outre-Atlantique, le géant Wal-Mart a lancé ce service en 2007, sous le nom "Site to store" (du "site au magasin", permettant "de faire un achat en ligne puis de chercher ses marchandises en magasin").

D'autres termes servent à désigner ce service. Comme par exemple "click and brick" ou "clicks and mortar", en référence au terme "bricks and mortar", désignant en marketing les entreprises faites "de briques et de mortier" par opposition aux enseignes virtuelles. Le "click" remplace parfois le "brick" pour signaler le passage de la frontière entre les transactions sur la toile avant la réception du produit dans un point de vente physique.

Dans le dictionnaire

Plus transparent peut-être, "click and collect", s'est largement imposé. Une simple recherche de cette expression sur le moteur de recherche de Google (dans sa version française) donne 1,08 million de résultats ce 25 novembre (1,07 million dans la version britannique). Des Galeries lafayette à Celio en passant par eBay, de très nombreuses entreprises l'emploient désormais pour des services similaires. Consécration outre-Manche: il est même entré dans l'Oxford English Dictionnary le 28 août 2013, dans la section nom commun.

Dictionnaire qui cite une autre orthographe possible, avec des tirets entre les mots, dans une expression qui laisse peu de place au doute quant à son essor "click-and-collect services are proving increasingly popular" (les services de "click-and-collect" deviennent de plus en plus populaires).

Question d'esperluette

Car des graphies, même pour les locuteurs francophones, il en existe également plusieurs, l'expression comportant ou non des majuscules. Ou bien un signe, ravivé depuis quelques temps : l'esperluette ou "&". C'est précisément avec des majuscules et une esperluette que Darty a déposé sa marque en août 2009 auprès de l'Institut national de la propriété industrielle (INPI). Elle en a fait la demande auprès de l'organisme européen, pour en attente de validation. Le groupe espagnol El Corte Ingles s'est lui-même vu opposer un refus pour une demande similaire.

Mais Darty a-t-il le droit de s'arroger ainsi une expression qui, de toute évidence est en train de rentrer dans le langage courant, même en France? Premièrement, "il faut distinguer l'objet de la marque et son étendue", indique Catherine Levalet, conseillère en propriété industrielle et associée au cabinet Lavoix. Au sens strict, donc, pour désigner spécifiquement la marque déposée par Darty, il faut employer l'orthographe utilisée dans le dépôt. Mais, pour éviter tout risque de confusion trop important susceptible d'entraîner une contrefaçon, une graphie proche peut également être contestée si elle est employée par un concurrent.

Ensuite, pour être enregistrable, l'expression retenue ne doit être ni générale, ni nécessaire, ni usuelle. "Autrement dit, il n'est possible pas de déposer meuble pour désigner une marque de meuble, ni pour une gamme de tables", indique la juriste.

Caractère distinctif

En outre, une expression ne peut être déposée qu'à condition de faire l'objet d'un caractère distinctif. "Le caractère doit être distinctif à l'origine mais il peut aussi s'acquérir par l'usage", explique Catherine Levalet. dans ce cas, spontanément, la plupart des consommateurs associent un terme à une marque en particulier, même si, au départ, il est générique. C'est le cas par exemple de Miss Europe, dont le caractère distinctif a été reconnu en 2005 dans un arrêt de la cour de Cassation. Le comité Miss France qui souhaitait l'employer a été condamné à verser 2.500 euros à son titulaire  Mondial Events organisation. Le caractère distinctif pose problème dans le litige qui oppose Vente-Privée à son concurrent Showroom privé qui lui a contesté son droit de déposer cette expression.

A l'inverse, une marque peut avoir été déposée, mais perdre son caractère distinctif au fil du temps. "Elle peut tomber en dégénérescence, il est donc très important pour elle de mener toutes les démarches possibles pour l'éviter", souligne la juriste.  Problème: la multiplication des procédures pour défendre une marque montre bien que les mots ou expressions employés sont déjà largement adoptés. De sorte qu'en s'emparant des mots, le public retire de fait à l'entreprise propriétaire une partie de ses droits sur la chose désignée.  Dans ce cas, puisque la "jurisprudence est contradictoire", deux possibilités s'offre à elle.

Vie et mort d'une marque déposée

Soit l'entité propriétaire de la marque s'acharne. Elle peut avoir des chances de l'emporter si le juge estime qu'elle a été lésée. C'est le cas de Caddie qui est le nom d'une entreprise fabricant entre autres des chariots de supermarché, récemment reprise par son ancien patron après une période de redressement judiciaire.

Soit le titulaire de la marque abandonne. La juriste se souvient ainsi du cas de "smoothie", une boisson à base de fruits mixés qu'une entreprise souhaitait déposer à un moment où le "terme avait encore un caractère distinctif". Même chose pour une autre boisson: "piña colada, déposé et tombé en dégénerescence" "Un terme peut être distinctif à un instant T et ne plus l'être au bout de cinq ans"... Mais peut-être qu'avant cela la chose aura trouvé un autre mot pour le désigner, et "click and collect" sera devenu "clique et collecte" ou "clic et cherche" et pourquoi pas I-livraison...