Les résultats tombent avec une régularité de métronome au moment où les moissonneuses s'activent dans les champs pour récolter le blé qui sera vendu dans les prochaines semaines. Tous les ans, au début du mois de juillet, le port de Rouen, vers lequel converge plus de la moitié des grains expédiés depuis la France par voie maritime, publie le bilan des exportations de céréales réalisées au cours des douze mois précédents.
Et cette fois, il est bon comme l'ont été les moissons. Depuis leurs silos respectifs, les quatre opérateurs céréaliers de la place (BZ, Simarex, Senalia, Soufflet-Socomac) ont chargé un peu moins de 8 millions de tonnes sur les navires vraquiers entre juin 2021 et juin 2022. « Une bonne campagne au-dessus de la moyenne décennale », se félicite-t-on chez Haropa, l'établissement qui chapeaute les trois grands ports de la vallée de la Seine.
L'appétit vorace de l'Empire du milieu
Mais ce n'est pas tant la quantité que l'émergence de nouveaux acheteurs - et l'envolée des prix qui s'en est suivie - qui resteront comme les marqueurs de cette campagne. Historiquement tourné vers les pays du Maghreb, le premier port exportateur d'Europe de l'Ouest a servi des destinations auxquelles il n'était pas habitué. Et comme souvent, depuis qu'elle s'est éveillée, c'est la Chine qui a raflé la mise. Ainsi, un tiers des orges et des blés (2,6 millions de tonnes au total) chargés sur les terminaux normands, ont pris la direction de l'Empire du Milieu. Un niveau jamais vu qui fait écho à la hausse spectaculaire des achats du pays de Xi Jinping sur les marchés mondiaux du grain.
Entre 2019 et 2021, les importations chinoises ont décuplé, passant d'un peu moins de 6 millions de tonnes à plus de 65 Mt, chiffre l'économiste Philippe Chalmin. Pour ce spécialiste des marchés de matières premières, qui donnait une conférence à Rouen la semaine dernière, cela ne fait plus l'ombre d'un doute. « Plus que le conflit ukrainien, c'est le facteur chinois qui est à la base des tensions sur les marchés agricoles mondiaux », décrypte-t-il. Quant aux causes de cet appétit vorace, difficile de les cerner. « En réalité, on ne sait pas grand-chose de l'état des stocks en Chine », reconnaît Manuel Gaboriau, responsable de la filière agro-alimentaire au port de Rouen.
Le changement climatique rebat les cartes
Plusieurs autres destinations inhabituelles se sont imposées à l'agenda du port de Rouen lors de cette campagne et en particulier... l'Europe. Près d'un million de tonnes de céréales a été expédiées vers nos proches voisins. « Un résultat qui se situe parmi les plus forts tonnages enregistrés ces dernières années », observe-t-on chez Haropa. La raison ? Les aléas climatiques de plus en plus fréquents qui frappent le vieux continent.
En proie à une sécheresse historique qui a débuté l'hiver dernier, l'Espagne a ainsi capté à elle seule 40% de ce total. De la même manière, de nombreuses cargaisons sont allées rejoindre l'Allemagne et le Danemark. En cause, les pluies diluviennes qui se sont abattues durant l'hiver 2021 sur ces deux pays, mettant leurs exploitations agricoles à rude épreuve. Gros consommateurs de bière, ils se sont tournés vers la France pour compenser leurs pertes en orges de brasserie. « La France a aussi connu une pluviométrie importante pendant la même période mais par chance, la récolte était déjà terminée », rappelle Manuel Gaboriau.
Peu coutumiers du fait, les opérateurs céréaliers rouennais ont aussi été appelés plus à l'ouest, sur le continent américain, là encore en raison de la sécheresse. Les Canadiens, qui ont perdu plus du tiers de leur récolte de blé à l'hiver 2021, ont acheté du grain français de même que le Mexique, la Colombie et les Etats-Unis.
L'Ukraine : un impact limité
Au bout du compte, le conflit russo-ukrainien n'a eu qu'un impact limité sur les exportations au départ de Rouen au cours de cette saison 2021/2022. Au début de l'été, le port a toutefois enregistré des commandes de dernière minute en provenance de la Tunisie et de l'Egypte, qui jusqu'ici avaient dédaigné le blé français en raison de sa faible teneur en protéines. Confrontés à des difficultés d'approvisionnement en mer noire, les deux pays ont réorienté quelques achats vers l'hexagone.
Qu'en sera-t-il pour la prochaine campagne qui débutera dans quelques semaines ? Difficile de le dire à ce stade, mais une chose est sûre : les marchés céréaliers risquent d'être durablement déboussolés et pas seulement du fait de la politique de Vladimir Poutine. « Il va falloir se désaccoutumer de la stabilité à laquelle nous étions habitués ces dernières années, analyse Jean-Charles Deschamps, président de la coopérative agricole normande Natup. Nous devons nous préparer à une volatilité accrue telle que nous n'en avons pas connu depuis longtemps ». Dans ce secteur, comme dans d'autres, « le monde d'après » est incertain.
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