"La SNCF n’a pas peur de la concurrence, testons-la ! " (Pepy)

Par Propos recueillis par Fabrice Gliszczynski et Philippe Mabille  |   |  3065  mots
Guillaume Pepy, président du directoire de SNCF et PDG de SNCF Mobilités
Guillaume Pepy détaille pour La Tribune la transformation numérique qu’il orchestre au sein de l’entreprise publique. Elle va permettre de lutter contre la concurrence des autres modes de transport et préparer la fin du monopole ferroviaire en France, une étape qu’il suggère d’anticiper en procédant à des expérimentations. Des investissements massifs sont prévus dans les TGV à bas prix.

LA TRIBUNE — Plus de huit mois après la loi sur la réforme ferroviaire instituant le rapprochement de SNCF et du gestionnaire du réseau ferroviaire, Réseau ferré de France (RFF), où en êtes-vous dans la construction de cette nouvelle entité ?

Guillaume Pepy - Depuis le 1er janvier, une nouvelle entreprise est née. Elle s'appelle toujours SNCF. Parce qu'elle est synonyme de sécurité, de technicité, de présence sur le territoire, mais aussi parce que les Français y sont profondément attachés. Avec cette réforme, nous avons déjà réussi à transformer la relation entre l'exploitant des trains et le responsable d'infrastructure. En quelques mois, les bisbilles et les conflits entre SNCF et RFF ont disparu. Le gestionnaire d'infrastructure SNCF Réseau et l'opérateur SNCF Mobilités travaillent aujourd'hui côte à côte et recherchent désormais l'optimum collectif. Par exemple, pour mener à bien les travaux sans précédent sur le réseau, tout en maintenant la circulation d'un plus grand nombre de trains, nous trouvons les solutions techniques en commun, en prévoyant les travaux la nuit et la circulation le jour. Même chose sur la sécurité, qui est notre obsession : nous avons construit un programme d'actions pour tout le groupe, « Excellence Sécurité ». Le ministre des Transports, Alain Vidalies, suit les résultats de ce programme de très près. Et, avec Frédéric Saint Geours, président du conseil de surveillance, et Jacques Rapoport, président délégué du directoire, nous portons une vision : faire de SNCF une entreprise ferroviaire résolument multimodale, d'ambition internationale et plus numérique.

Quelle est la prochaine étape de votre projet d'entreprise ?

Il faut accélérer l'adaptation de SNCF, car la « révolution de la mobilité » est une réalité. Par exemple, le covoiturage se développe, les bus longue distance vont se multiplier avec la libéralisation du marché des autocars prévue dans la loi Macron et l'aérien à bas prix triomphe en Europe. Nous croyons totalement à l'avenir du train, s'il s'adapte.

Comment comptez-vous agir ?

Nous devons nous focaliser encore davantage sur la satisfaction de l'expérience client en anticipant ses attentes à chaque instant. Les clients veulent à la fois du « haut débit » et du sur-mesure, deux demandes qui apparaissent contradictoires. Par « haut débit », il faut entendre la capacité de SNCF à faire face à la saturation des réseaux ferroviaires et urbains, à transporter davantage de gens ou de marchandises dans les grandes métropoles... Cela passe donc par des chantiers de « dé-saturation » et des investissements sans précédent sur le réseau. En même temps, les clients, qu'ils soient chargeurs ou voyageurs, veulent du sur-mesure. Ils ne veulent pas être traités comme une foule, comme des flux, mais comme des individus.

Ce qu'ils demandent, c'est un voyage personnalisé, de porte à porte et connecté. Le numérique le permet. Cette personnalisation de l'offre va nous permettre de considérer nos 10 millions de clients par jour, non pas comme un flux de voyageurs, mais comme 10 millions de fois un client particulier. Cette révolution est conduite par Barbara Dalibard, patronne « Voyageurs » du groupe.

Comment s'inscrit le « porte à porte », dans la transformation du service de SNCF ?

Le « porte à porte » existe déjà dans nos activités SNCF Logistics. Nous proposons des offres de « bout en bout » en combinant différents modes de transport. Une entreprise peut expédier sa marchandise d'une usine française à un entrepôt en Chine en utilisant les services d'un seul prestataire, lequel construit l'ensemble de la chaîne logistique. C'est le métier de Geodis, un des leaders du métier. Pour le transport de voyageurs, la vision est la même : SNCF doit pouvoir construire pour chaque client des solutions de mobilité pour tous ses déplacements. Plus que jamais, nous sommes la « SNCF des solutions ». Si nous ne le faisons pas, dans trois ou cinq ans, Google le fera.

Puisque vous évoquez Google, pourquoi ouvrir vos données relatives au trafic des trains alors que les géants du Net pourraient les utiliser et développer des offres court-circuitant SNCF ?

Toutes les données du service public conventionné (TER, Intercités et Transilien) sont déjà accessibles. Concernant les données du TGV, nous avons décidé de les ouvrir pour permettre à des start-up et autres développeurs de déployer des nouveaux services numériques et des solutions de porte à porte. L'accès aux données sera payant et complété par une offre de service consacrée aux développeurs informatiques. Le montant sera symbolique pour les start-up, et plus élevé pour les gros consommateurs comme les Gafa.

Quels seront les prix ?

Cette offre d'accès aux données et de services aux développeurs sera annoncée par Yves Tyrode, notre nouveau Chief Digital Officer, à la mi-juin pendant le mois de la French Tech.

L'ouverture des données concernera-t-elle les données personnelles ?

Non. Les Français attendent beaucoup de nous. Et notamment que nous respections intégralement et sans exception les informations personnelles. Pour les données générales, nous nous sommes engagés à les mettre en ligne de manière systématique dans le cadre de notre démarche de transparence, sous la supervision de Transparency International, ce qui est une première.

Quand l'offre de « porte à porte » sera-t-elle disponible à grande échelle ?

Le mouvement a été amplifié cette année avec la nouvelle application SNCF. Cette « appli » multimodale permet par exemple d'indiquer les horaires des transports urbains à un voyageur TGV arrivant en gare de Lyon-Part-Dieu. Dans deux ou trois ans, cette application pourra proposer l'achat d'un billet de tramway en 2D sur les smartphones. La technologie permettra aussi de représenter la gare en réalité augmentée et d'indiquer comment aller facilement à l'arrêt du tramway. Ces outils sont indispensables pour faire de tous des fidèles du transport collectif. Nous multiplions les expérimentations. Il faudra ensuite industrialiser.

Est-ce le seul outil pour développer le « porte à porte » ?

Nous misons également beaucoup sur IDpass, une nouvelle application qui permet l'accès unique à toutes les mobilités innovantes autour du train. Par exemple, vous pourrez réserver et régler les parkings, les vélos en libre-service, accéder à de l'autopartage... Il faut viser ce que les clients attendent.

Pensez-vous que la stratégie de porte à porte sera suffisante pour contrer la concurrence ? La baisse des prix n'est-elle pas la priorité des clients ?

Bien sûr que si ! L'explosion du low cost, l'évolution du pouvoir d'achat et l'économie du partage nous imposent de baisser nos prix. ll faut baisser nos coûts pour baisser nos prix. Le sujet essentiel pour SNCF, ce sont les gains de compétitivité. Seule une SNCF compétitive a un grand avenir.

Comment fait-on dans un groupe de 260.000 salariés ? Pensez-vous que l'entreprise soit capable d'accomplir les efforts  nécessaires ?

SNCF a déjà beaucoup changé. Je termine un premier tour de France pour parler avec les agents de concurrence et de compétitivité. Les chiffres sont mis sur la table. Les réponses possibles aussi. Et à chaque fois, je rappelle que l'amélioration de notre compétitivité ne se fera pas au détriment de la sécurité, qui est notre obsession.

La compétitivité passe par trois leviers : la redéfinition d'un nouveau cadre social dont la négociation a déjà commencé, la réduction de nos coûts de structure (achats, informatique, immobilier, frais généraux). Sur ce point, c'est spectaculaire. En deux ans, nous avons économisé 465 millions d'euros de frais de structure. En 2015, ce seront 235 millions d'euros d'économies supplémentaires. Enfin, une meilleure compétitivité passe aussi par l'élargissement des compétences des métiers, et par la productivité industrielle de nos équipements. Dans ce domaine, les objets connectés constituent une vraie révolution. D'ici à quelques années, la plupart de nos équipements seront dotés de capteurs numériques. Ils pourront donc diagnostiquer leur propre état en temps réel et le signaler pour faciliter les opérations de maintenance. Si les opérations à faire sont déjà connues quand un train arrive à l'atelier, l'entretien prendra deux fois moins de temps... En ce sens, SNCF se réinvente en un « Digital Railways ».

Quelle est la baisse attendue des coûts ?

Au global, dans certaines productions, la diminution des coûts pourra atteindre 15 % à 25 % sur trois à cinq ans. Soit plusieurs centaines de millions d'euros, un montant inatteignable autrement.

La numérisation supprime des postes de vente au guichet. Quelle sera l'évolution des effectifs pour les prochaines années ?

Barbara Dalibard l'a confirmé : nous maintenons de la vente en gare. Le sujet, c'est l'évolution du contenu des métiers. Les clients veulent plus d'autonomie. Ils nous le disent. Mais ils demandent aussi autant, sinon plus, de présence humaine à bord des trains.

Mais les métiers sont complètement différents...

Aujourd'hui, les deux tiers des contrôleurs sont recrutés parmi les vendeurs, les agents d'accueil ou les autres cheminots. Et beaucoup de cheminots du fret ont réussi leur indispensable reconversion dans l'entreprise, pour le plus grand bien de tous.

Qu'entendez-vous par une augmentation des services à bord ?

Prenons la fraude qui, chaque année, coûte 500 millions d'euros à l'ensemble des entreprises de transport. Pour lutter contre ce mal français, nous étudions la possibilité d'installer, au début des quais, des systèmes de portes d'embarquement qui se ferment si le voyageur ne dispose pas de son billet, à l'image de ce qui se pratique en Espagne. Avec un tel système, le temps du contrôle à bord est largement libéré pour faire du service. Toutes ces transformations se feront avec les salariés d'aujourd'hui. Il n'y a pas de plan social à SNCF et il n'y en aura pas. L'enjeu est d'enrichir les compétences des salariés.

Le rapport du cabinet Secafi pour le CCE de SNCF évoque l'hypothèse d'une réduction des effectifs pouvant aller jusqu'à 13 .000 postes d'ici à cinq ans. D'autres rapports vont dans le même sens. Que répondez-vous ?

Ces chiffres sont destinés à faire peur. Au contraire, ma perspective est de développer le groupe. SNCF étend ses métiers et nous avons la chance d'être sur un secteur en croissance, car les besoins de mobilité ne cessent de se développer en France et en Europe. Nous embauchons 9. 000 personnes en 2015 !

Est-ce que tous les salariés SNCF sont susceptibles de vivre cette transformation ?

Oui, ils l'ont démontré dans le fret. Moribond il y a cinq ans avec les moqueries sur les wagons perdus, une perte abyssale de 483 millions d'euros, Fret SNCF a réenclenché son développement. Grâce à Sylvie Charles et aux équipes, le taux de satisfaction clients a bondi de 20 points et sa perte a été réduite de trois quarts. Tout ça avec une adaptation des façons de produire par les personnels qui ont fait des efforts incroyables, notamment sur leurs compétences et dans la relation avec le client. Pour y parvenir, il faut de la volonté, du temps et de l'engagement. Nous avons tout ça.

Le cheminot de demain sera-t-il un cheminot connecté ?

Certainement ! Depuis avril, comme Yves Tyrode l'avait promis, les 150. 000 salariés de l'Épic SNCF disposent de leur adresse email professionnelle. D'ici à dix-huit mois, 80 .000 salariés seront équipés de tablettes. Au sein de SNCF Réseau, chaque technicien de surveillance des voies aura sa tablette, ce qui permettra d'améliorer le traitement automatisé du réseau. Nous réinventons notre métier. C'est un énorme progrès en matière de sécurité et d'efficacité.

Comment défendre le train face au durcissement du paysage concurrentiel ?

Défendre le train, cela suppose d'être global. On ne peut le défendre efficacement sans être sur tous les marchés de la mobilité. Si nous voulons garder nos clients, nous devons leur proposer toutes les offres. C'est ce que nous faisons. SNCF est présente, directement ou en partenariat, dans le vélo libre-service, dans les véhicules avec chauffeur (VTC) pour nos clients TGV, dans le covoiturage, demain dans le transport en autocar et l'autopartage, et bien entendu dans le train, qui est notre cœur de métier. Cette stratégie est aussi une réponse aux demandes des « hypermobiles », qui sont une clientèle potentielle forte pour le train. Car ils veulent un transport sûr, de centre à centre, rapide et confortable.

Qu'est-ce qu'un hypermobile ?

Ce sont ceux et celles qui profitent à plein de leur droit à la mobilité. Ceux qui, outre leur déplacement quotidien, effectuent trois ou quatre voyages par semaine, personnels ou privés. Cela touche une large partie de la population ! Ces clients choisissent leur destination en fonction du prix. Il leur faut donc des tarifs bas.

Après avoir éduqué le client à réserver tôt pour bénéficier des tarifs les plus bas, vous lancez des offres à prix canon de dernière minute... Pourquoi ?

Ce qui est nouveau, c'est surtout le changement d'échelle. Les offres de dernière minute vont être systématisées pour les clients fidèles. Nous commençons par les jeunes.

Parlons tarifs justement. Vous avez lancé Ouigo, un TGV à bas prix, il y a deux ans. Quelle est votre stratégie bas prix ?

Nous allons investir massivement dans le TGV à bas prix. Nous sommes les mieux placés pour le faire. Nous ne pouvons laisser ce marché ouvert à de nouveaux opérateurs. Grâce à Ouigo, nous ouvrirons une nouvelle ligne vers Nantes en septembre 2016, puis Bordeaux et Rennes en 2017. Devraient également s'ajouter d'autres liaisons au départ des gares proches de Strasbourg et de Lille, puis d'autres lignes après 2020, pourquoi pas à l'international. Ouigo doit sa réussite à une excellente qualité de service. Nous développons cette offre au sein de SNCF avec des cheminots, en remettant complètement à plat la façon de produire. Notre offre à bas prix ne se limite pas uniquement à Ouigo. Elle concerne aussi Intercités, IDbus. La compétitivité de nos offres est la mère de toutes les batailles.

Certains observateurs disent qu'avec Ouigo, SNCF a réinventé la 3e classe ?

C'est une réflexion de bobo ! La satisfaction des clients de Ouigo s'est établie à 93 % en 2014. Car le rapport qualité-prix est imbattable. Ce produit est d'abord destiné aux habitants de la grande couronne parisienne puisque la gare se situe à Marne-la-Vallée, pas prioritairement pour les Parisiens. L'objectif de Ouigo est d'amener au train des clients qui utilisent leur voiture pour leurs déplacements.

La loi sur la libéralisation des marchés ferroviaires nationaux de transport de passagers à partir de 2019, comme le préconisait la Commission européenne, n'est toujours pas votée. Quelle est votre position ?

Comme dirigeant de SNCF, je n'ai pas à être favorable ou défavorable à l'ouverture à la concurrence. La date appartient aux Parlements européen et français. En tant qu'opérateur, nous ne demandons pas que la date d'entrée de la concurrence ferroviaire soit repoussée. Rien n'est pire que de ne pas savoir où l'on va ! Il est difficile de manager une entreprise sans savoir à quelle date nous ne serons plus en situation de monopole. La concurrence, nous savons ce que c'est. Elle est forte dans le fret, avec sa vingtaine d'opérateurs. Elle est également très intense dans le transport de voyageurs avec les autres modes de transport, les low cost aériennes, le retour de l'automobile, demain les bus... SNCF n'a pas peur de la concurrence. Elle s'y prépare, et l'affrontera.

Plusieurs opérateurs, ainsi que certains rapports d'experts, ont demandé une expérimentation de la concurrence sur les lignes intérieures en France. Qu'en pensez-vous ?

C'est une solution. En 1997, une loi avait permis des expérimentations dans six régions. Ce type d'approche me paraît une bonne méthode pour un sujet aussi complexe.

Deux modalités sont possibles pour l'ouverture à la concurrence : l'accès libre, un système où vient qui veut sur un marché - et que le meilleur gagne ! -, et la délégation de service public après mise en concurrence par l'autorité organisatrice. Regardons en France ce qui relèverait de la délégation de service public et ce qui pourrait relever de l'accès libre. Expérimentons, je pense que c'est le plus sage.

Quel avenir pour les trains Intercités avec la libéralisation du marché des autocars ?

Nous croyons à l'avenir des trains rapides nationaux. Il y a une place pour des trains Intercités sur les grandes lignes entre villes importantes et villes moyennes. La question, c'est le financement. Aujourd'hui, celui-ci n'est pas acceptable puisque le contrat de service public est financé... par l'opérateur lui-même à 93 %, via une taxe sur le TGV et SNCF. La Commission Duron va faire des propositions en mai. Elles devront tenir compte de l'arrivée du bus qui va prendre une partie de la clientèle des Intercités. C'est un sujet vital, car il faut des trains Intercités, mais aussi un sujet inquiétant car nous risquons d'avoir un service public plus déficitaire - le train -, et une activité privée bénéficiaire, le bus. Autrement dit, il ne faudrait pas en arriver à étatiser les pertes et privatiser les profits.

SNCF est déjà présente dans les bus avec IDBus. Quel est le plan de développement au vu de la libéralisation du secteur ?

On sera présent ! Mais nous ne pouvons révéler notre plan à la concurrence !

Comment évolueront selon vous les marchés de la mobilité en Europe ?

Les marchés de la mobilité vont se concentrer autour de quelques très grands groupes en Europe, comme dans le transport aérien, où le marché est dominé par IAG, Lufthansa et Air France-KLM. SNCF sera l'un des tout premiers groupes. Dans le ferroviaire, il y a la Deutsche Bahn et SNCF. Est-ce qu'il y aura un troisième groupe, je ne sais pas. Peut-être un italien ou un britannique ? C'est un atout fort pour notre pays.

Cela passera par des opérations capitalistiques ?

Pas toujours ! Mais sûrement par notre croissance impressionnante à l'international, + 6% du chiffre d'affaires par an. Et également par des alliances et des
partenariats.