"Il faut ré-inventer l'Europe par l'écologie"

Par Propos recueillis par Dominique Pialot  |   |  1349  mots
Eloi Laurent / DR
<b>INTERVIEW -</b> Eloi Laurent, économiste et conseiller scientifique à l'OFCE (Centre de recherche en économie de Sciences Po), enseignant à Sciences Po et Stanford University publie, avec d'autres économistes français «L'économie verte contre la crise - 30 propositions pour une France plus soutenable». A quelques jours de la Conférence environnementale, il nous explique pourquoi il est plus que jamais opportun de reparler d'économie verte, mais différemment de ce qu'avait fait le Grenelle de l'Environnement.

L'ouvrage que vous publiez le 26 septembre avec d'autres économistes «L'économie verte contre la crise»*, présente «30 propositions pour une France plus soutenable».  En quoi votre démarche est-elle originale ?

C'est assez rare qu'un groupe d'économistes se réunisse pour formuler des propositions sur les questions d'environnement et d'écologie, parce qu'ils les estiment aussi importantes que les questions économiques traditionnelles. Par ailleurs notre façon de concevoir l'économie verte comme un levier pour la réduction des inégalités, la soutenabilité des territoires, la relance de l'Europe ou la ré-industrialisation du pays n'est pas si courante...

Pourquoi reparler d'économie verte aujourd'hui, après les espoirs déçus du Grenelle de l'Environnement et de Rio+20 ?

La première fois que le sujet a surgi, c'était à l'automne 2008, lorsque la crise économique et financière s'est accélérée. Le sol se dérobait sous nos pieds, le modèle économique classique s'effondrait et, poussés par la crainte, on a commencé à se demander comment en changer véritablement. Dès qu'on a cru la crise passée, on a aussitôt cessé de s'intéresser à ce changement de modèle. C'est au même moment que sont apparus les premiers signes de faiblesse du Grenelle, symbolisés par l'abandon du projet de taxe carbone. Mais aujourd'hui, alors que le chômage atteint un niveau insupportable, que la croissance est anémique et l'Europe au bord de l'implosion, il est plus important que jamais de reposer la question de l'économie verte.

Mais afin d'éviter l'échec rencontré par le Grenelle, ne faut-il pas la poser différemment ?

Vous avez raison. D'autant plus qu'on a connu un autre tournant. La déception des espoirs suscités par Copenhague en décembre 2009 et encore Rio en juin dernier montrent qu'il est compliqué d'agir à l'échelle internationale, et qu'il faut se recentrer sur l'Europe et la France. D'autre part, il faut absolument raisonner en termes de transition social-écologique. Le grand point d'échec du Grenelle, c'est la taxe carbone. Et sur quoi le projet de la taxe carbone a-t-il buté ? Sur le social ! Il y a de fait une contradiction possible entre l'environnement et le social. Il faut la reconnaître pour la surmonter, expliquer avec beaucoup de pédagogie comment on s'y prend pour, au contraire, rendre les deux objectifs cohérents, ce qui est parfaitement possible. C'est le bon moment pour poser les questions sociales qui sont au c?ur de la transition environnementale. Ce serait intéressant que la gauche prolonge ainsi le chantier du Grenelle sur le thème du social. Cela constituerait un bon exemple d'écologie bipartisane.

Vous pensez vraiment qu'il est possible de réintroduire une taxe carbone après la vive opposition que le projet avait suscitée en 2009 ?

C'est possible et nécessaire, mais il ne faut surtout pas élaborer cette taxe carbone isolément. D'ailleurs il me semble que François Hollande, dans son allocution de dimanche 8 septembre, a évoqué «la refonte des prélèvements sociaux y compris les prélèvements écologiques». On ne doit pas isoler les politiques environnementales de la réforme globale des prélèvements. Il est impératif d'encastrer la fiscalité de l'environnement dans une réforme fiscale globale.
Mais, contrairement à ce qu'on nous explique régulièrement, pour être en mesure de proposer la taxe carbone aux frontières européennes à nos partenaires, il faudra déjà l'avoir mise en ?uvre en France.
Par ailleurs, il est nécessaire de réformer le marché du carbone européen, qui actuellement n'envoie pas de signal prix efficace. Plus globalement, il faut mettre en place une fiscalité de crise budgétaire. Le rapport du CAS coordonnée par Guillaume Sainteny évalue à 20 milliards d'euros les niches fiscales nuisibles à l'environnement. On devrait s'inspirer des réformes fiscales des pays du Nord de l'Europe, et notamment la Suède dans les années 1990, qui reposent sur le principe de taxer plus ce qu'on veut moins, et vice versa. En l'occurrence, taxer davantage la pollution et moins le travail. En France aujourd'hui, la fiscalité verte ne correspond qu'à 2% du PIB et 5% des recettes fiscales. Nous sommes en la matière très en retard par rapport à nos partenaires européens.

Que pensez-vous de la tarification progressive sur l'énergie telle que proposée par François Brottes ?

Si elle est bien conduite et menée à son terme, je pense que c'est une très bonne mesure, une des premières politiques social-écologiques que nous appelons de nos v?ux dans le livre. La tarification sociale de l'énergie (et de l'eau) fait d'ailleurs partie de nos propositions. C'est une très bonne façon de redistribuer durablement du pouvoir d'achat, en faisant, au moyen des tarifs de l'énergie, une véritable réforme fiscale. Plutôt que d'introduire de l'énergie dans l'impôt, on introduit de la progressivité dans l'énergie. Cela ne doit pas pour autant nous dispenser d'une réforme plus globale car cela ne résout pas la question des émissions de gaz à effet de serre ou des atteintes à la biodiversité. Quant à la complexité du dispositif, je ne comprends pas bien cette critique : n'importe quel dispositif public qui vise la justice et l'efficacité doit assumer une part de complexité.

En dehors de la fiscalité, quelles thématiques de la Conférence Environnementale vous semblent essentielles ?

La table-ronde «Santé et environnement» me paraît centrale. Le lien entre la condition sociale et la santé environnementale, auquel l'OMS a récemment consacré un rapport important, est seulement émergent en France. Comme nous le rappelons dans le premier chapitre de notre ouvrage, ce sont d'abord les plus défavorisés dans les pays développés, et à l'échelle internationale les pays les moins développés, qui subiront le plus lourdement les effets d'une énergie de plus en plus chère et du changement climatique. En conséquence, établir clairement le lien entre santé, bien-être et environnement, c'est la clé de l'acceptabilité sociale de la transition écologique dans nos pays développés. Il faut notamment, en France, intégrer la problématique des inégalités environnementales à notre Etat providence.

Sur la transition énergétique, vous attendez-vous à des frictions ?

Si j'ai bien compris, le débat sur l'énergie sera véritablement lancé après cette première conférence environnementale, mais je m'attends comme tout le monde à des tensions sur le nucléaire, ce qui est à la fois légitime et dangereux. Légitime, parce qu'il faut enfin engager ce débat mais dangereux parce que c'est un écran de fumée qui empêche de parler des énergies fossiles et de la sobriété énergétique. Cela étant, il va falloir faire rapidement des choix d'investissement et des arbitrages. Nous préconisons à ce sujet de réduire la part de R&D publique consacrée au nucléaire pour la réorienter vers les énergies renouvelables et l'efficacité énergétique. Un autre débat concerne l'exploitation des réserves de gaz non conventionnels, je considère pour ma part qu'il s'agit non pas d'une énergie de transition, comme on nous la vend, mais d'une énergie de diversion, qui nous éloignerait d'une économie soutenable.

Vous soulignez dans votre ouvrage le rôle que peut jouer l'écologie pour ré-inventer l'Europe...

Oui, nous pensons qu'il faut ré-inventer l'Europe par l'écologie, c'est d'ailleurs l'objet de notre introduction. Nous y montrons que l'Union européenne (qui, à l'origine, s'est construite sur la CECA - Communauté européenne du charbon et de l'acier - puis sur Euratom autour du nucléaire), qui est le leader écologique global, détient la légitimité à la fois historique et politique, mais aussi les instruments de gouvernance pour se redonner un avenir par le développement soutenable.
 

* « L'économie verte contre la crise - 30 propositions pour une France plus soutenable », par Patricia Crifo, Matthieu Glachant, Stéphane Hallegatte, Eloi Laurent, Gibert Raphaël, Presses Universitaires de France. Sortie le 26 septembre