Vous reprendrez bien un peu de cheval !

Par Philippe Mabille, directeur adjoint de la rédaction  |   |  892  mots
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Dans cette affaire assez « abominable » et « dégueulasse », dixit Laurent Fabius, de lasagnes « pur b?uf » mais surtout pur canasson, on ne peut s'empêcher de penser aux subprimes, ces crédits toxiques à l'origine de la crise financière.

Dans les deux cas, il s'agit en effet d'une crise de confiance causée par une tromperie sur la marchandise. Comme les acheteurs de barquettes de lasagnes, les investisseurs du monde entier qui ont investi dans les conduits de titrisation bourrés de crédits toxiques ont tous cru, de bonne foi, acheter un produit sûr et à l'origine contrôlée. Notés « Triple A » par les agences de notation financière, ces produits étaient en réalité des mille-feuilles composés de tranches superposées mélangeant de façon invisible de bons crédits et de très mauvais crédits. Une fois le pot aux roses découvert, on a su que les fameux subprimes étaient des prêts immobiliers accordés à des ménages pauvres dans des conditions telles qu'il était certain que la plupart d'entre eux ne pourraient pas les rembourser.

Le parallèle fonctionne aussi parfaitement s'agissant du mécanisme de la fraude. Pour les subprimes, comme pour les lasagnes surgelées, une multitude d'intermédiaires se sont interposés entre l'épargnant-consommateur et le producteur. On le sait peu, mais les crédits subprimes n'ont pas été accordés aux États-Unis par des banques, mais par des courtiers spécialisés dans l'immobilier, plus ou moins véreux, et en tout cas insensibles au sort futur des emprunteurs. Ce sont les banques qui ont ensuite repackagé ces crédits et s'en sont débarrassées en les revendant comme produits financiers.

Dans le circuit complexe et opaque qui a conduit de la viande de cheval roumain dans l'assiette de lasagnes des Anglais, on trouve six pays, un trader chypriote, un autre aux Pays-Bas, des donneurs d'ordres en France et une usine au Luxembourg. Comment s'étonner que le régulateur alimentaire s'y perde. Certes, on finira bien par savoir par qui, quand et où a été trafiquée l'étiquette, et des sanctions financières et pénales seront sans doute prononcées. Mais peut-on compter seulement sur la peur du gendarme pour nous prémunir de la malbouffe ?

Aux États-Unis, l'affaire des subprimes est encore loin d'être terminée. Des banques, comme Goldman Sachs, ont été mise en cause en raison des conflits d'intérêt où elles ont pataugés. Washington est aussi en train d'envoyer une note salée aux agences de notation, à commencer par Standard & Poor's, à laquelle l'État fédéral réclame 5 milliards de dollars à cause des notations inadéquates accordées aux conduits de titrisation. Les banques et les agences ne sont pourtant pas les seuls coupables. Personne n'est à ce jour allé chercher en responsabilité le pouvoir politique qui, de Bill Clinton à George W. Bush, a cru bien faire en faisant du « tous propriétaires » le c?ur de sa politique du logement, ouvrant la porte à l'imagination financière débridée du secteur privé. Le régulateur américain aussi est coupable de n'avoir rien vu et en tout cas pas su arrêter cette folie à temps.

Dans notre « ChevalGate » européen, des décisions publiques sont en partie à l'origine de la crise : le gouvernement roumain, massivement aidé par l'Europe pour moderniser son agriculture, a créé une surproduction de viande chevaline en interdisant la circulation des charrettes et autres roulottes. Comme quoi un battement d'ailes de papillon à Bucarest peut provoquer un tremblement de terre à Londres ou à Paris. Enfin, de même que le virus des subprimes s'est propagé à la vitesse d'un cheval au galop sur toute la planète, jusqu'à provoquer l'infarctus de la finance en 2008, la crise de confiance alimentaire est en train de se disséminer partout, des lasagnes au chili con carne jusqu'au steak haché.

Le consommateur est floué et, même si rien ne prouve encore à ce jour que ce mélange de pasta aux subprimes présente un danger pour la santé humaine (ce qui n'est pas à exclure, en raison des médicaments utilisés pour soigner les chevaux), il sera long et difficile de rétablir la confiance, malgré les sanctions exemplaires promises aux responsables de cette fraude. La crise financière a de fait été suivie d'un tour de vis réglementaire peut-être excessif et négatif pour la croissance et la distribution de crédit, mais indispensable pour rétablir la confiance dans les banques. Il faudra sans doute en passer par là dans le domaine alimentaire. Car si, comme l'a dit le ministre délégué à la Consommation, on ne peut pas « mettre un fonctionnaire derrière chaque pain de viande », et si l'on ne peut demander aux producteurs de contrôler chaque ingrédient, il y a cependant de sérieuses questions à se poser pour simplifier la chaîne de valeur dans le commerce alimentaire, raccourcir les circuits de production et améliorer la traçabilité des produits. Au prix peut-être d'une hausse des prix pour le consommateur final. Car ce dont il s'agit ici, c'est de combattre les mafias de la viande qui profitent des failles de l'Europe pour s'engraisser.

Article paru dans La Tribune Hebdomadaire du vendredi 15 février 2013 - N°36